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UN VAISSEAU À LA VOILE.

vaisseaux cesse d’employer tous les bras, où l’on peut causer librement de la grande, de l’immense entreprise commencée. Les fables populaires, les effrayans prodiges dont l’imagination des peuples a rempli ces mers éloignées, se représentent à tous les esprits. Les vieilles cartes du monde plaçaient à l’ouest, au-delà de certaines limites, une main noire, celle de Satan, qui, suivant certaines traditions, se saisissait des navires, les fracassait, les entraînait au fond. Les yeux de tous les marins, errant sur l’immensité, cherchent partout cette main terrible qu’ils s’imaginent à chaque instant voir sortir de l’abîme.

Pendant ce temps, à la proue de sa caravelle, dans sa cabine isolée, au milieu du silence de la nuit, à la lueur de sa lampe solitaire, Colomb fait, refait mille fois dans son esprit tous les calculs qui ont occupé sa vie. Leur infaillibilité lui apparaît long-temps hors de doute. Il s’est pourtant trompé sur l’évaluation des distances, plus de possibilité de se le dissimuler ; la terre qu’il cherche, si vraiment elle existe, se trouve être bien au-delà du lieu où il la supposait. Long-temps aussi il s’en est fié sans réserve à la boussole ; n’est-ce pas le guide dont la parole lui a donné l’audace de se hasarder sur l’immensité ? Mais un moment arrive où ce guide, jusque-là si fidèle, se trouble tout à coup ; son langage cesse d’être intelligible, il cesse de crier : Nord ! nord ! La pointe de l’aiguille aimantée dévie d’un degré, d’un degré et demi, plus tard de cinq et de six degrés à l’ouest. Au moyen d’un mensonge ingénieux, Colomb expliquera bien ce phénomène étrange à ses marins ; lui-même n’en est pas moins troublé jusque dans l’intimité de sa pensée. Dans ses équipages, des murmures on est passé aux complots, et pour passer des complots à l’exécution, on n’attend plus que l’occasion ; des menaces de mort lui sont incessamment redites par quelques bouches restées fidèles. Les plus fiers courages sont ébranlés, il n’est personne qui conserve quelque espérance. Au milieu de tous ces obstacles qu’aucune prudence humaine ne pouvait prévoir, Colomb seul demeure inébranlable. Au plus fort de leur découragement, il s’efforce de rendre quelque espoir à ses compagnons ; il réveille leur énergie, il leur affirme que trois jours ne s’écouleront pas avant que la terre soit découverte. Qui ne sait le reste ?

Avant l’expiration de ces trois journées, la terre nouvelle