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pour ma part j’ai grand’peine à le croire, qui ne donne lieu à une sorte d’examen de conscience. Qu’il s’agisse de nous ou de nos amis les plus chers, ce n’est jamais en vain que nous consultons cette histoire si simple et d’une moralité si douloureuse. Les applications et les souvenirs abondent. Chacune des pensées inscrites dans ce terrible procès-verbal est si nue, si franche, si finement analysée, et dérobée avec tant d’adresse aux souffrances du cœur, que chacun de nous est tenté d’y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.

C’est là, il faut le dire, un privilège inappréciable et qui n’est dévolu qu’aux œuvres du premier ordre. Comme il n’y a pas dans ce tableau mystérieux un seul trait dessiné au hasard, comme tous les mouvemens, toutes les attitudes des deux figures qui se partagent la toile, sont étudiés avec une sévérité scrupuleuse et inflexible, d’année en année nous découvrons dans cette composition un sens nouveau et plus profond, un sens multiple et variable malgré son évidente unité, qui ne se révèle pas au premier regard, mais qui s’épanouit et s’éclaire à mesure que notre front se dépouille et que notre sang s’attiédit.

Adolphe est comme une savante symphonie qu’il faut entendre plusieurs fois, et religieusement, avant de saisir et d’embrasser l’inspiration et la volonté de l’artiste. La première fois l’oreille est frappée du gracieux andante, ou du solennel adagio. Mais elle ne saisit pas bien la transition des parties. La seconde fois elle distingue dans le rondo le chant d’un hautbois ou le dialogue alterné des violons et de la flûte. Plus tard elle s’éprend d’une mélodie élégante et simple qu’elle n’avait pas d’abord aperçue, et chaque jour elle fait de nouvelles découvertes. Elle s’étonne de sa première ignorance, et sa curiosité se rajeunit à mesure que sa pénétration se développe.

Il n’y a dans le roman de Benjamin Constant que deux personnages ; mais tous deux, bien que vraisemblablement copiés, sont représentés par leur côté général et typique ; tous deux, bien que très peu idéalisés, selon toute apparence, ont été si habilement dégagés des circonstances locales et individuelles, qu’ils résument en eux plusieurs milliers de personnages pareils.

Adolphe et Ellenore ne sont pas seulement réels, ils sont vrais