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celle qui mesure le cours des astres, creuse des canaux, sillonne un pays de chemins de fer, et applique à tout la vapeur ; mais aussi celle qui dissèque la corolle d’une fleur ou compte les nervures de l’aile d’un moucheron. Cette dernière, malgré d’injustes dédains, est aussi une puissance ; l’aile d’un moucheron est un livre, où se lisent plus de choses que n’en voudrait croire le vulgaire, si elles lui étaient racontées.

En fait d’entreprises scientifiques, il n’en est peut-être pas de plus vastes que de continuer les Œuvres de Buffon. Il ne s’agit pas moins que de faire l’histoire des poissons, des reptiles, des insectes, des mollusques, de cette multitude innombrable d’animalcules qui peuplent la terre et les eaux ; de toutes les plantes, c’est-à-dire en un seul mot des dix-neuf vingtièmes des êtres qui composent la création animée. Buffon n’a décrit que quelques centaines d’entre eux et y a employé sa vie et une quarantaine de volumes ; chaque animal lui a fourni quelques pages éloquentes qu’aucun naturaliste n’a encore égalées, et il ne faut pas s’en étonner : à l’époque où Buffon écrivait, il pouvait procéder ainsi, quoique Linné eût déjà introduit dans l’histoire naturelle des formules rigoureuses à peine entrevues avant lui. Ne connaissant que trois cents mammifères, treize cents oiseaux, et le reste à proportion, Buffon pouvait se flatter que sa vie lui suffirait pour prendre chacun d’eux à part, peindre en détail ses formes et nous séduire par le récit de ses mœurs, de ses ruses, de ses amours, etc. Chacun d’eux entre ses mains devenait en quelque sorte tout un petit monde, dont il expliquait à loisir les merveilles. Où en serions-nous aujourd’hui si nous voulions suivre une pareille marche ? Ce n’est plus par centaines, mais par milliers, par dixaines de mille, que nous comptons les êtres accumulés dans nos muséums. 1,500 mammifères, au lieu de 300 ; 7,000 oiseaux, au lieu de 1,300 ; 6,000 poissons, au lieu de 800 ; 100,000 insectes, au lieu de 1,500 ; enfin 80,000 plantes, au lieu de 8,000 : telle est la proportion effrayante qui existe entre le catalogue des espèces de notre époque et celui du temps de Linné et de Buffon. Que serait-ce si nous comptions celles dont le microscope a révélé l’existence voisine du néant ?

Le procédé scientifique de Buffon a donc dû être changé et la formule linnéenne prévaloir, sous peine de voir l’histoire naturelle devenir une seconde Babel, qui eût surpassé la première en confusion. En même temps, l’instruction morale qu’elle renferme en elle a subi une modification dans sa base ; nous admirons moins la nature dans l’individu et plus dans la masse des êtres : celle-ci menace même de nous écraser, et un jour peut-être la science s’arrêtera vaincue devant l’infini ; mais, par cela seul qu’elle est la science, elle ne doit pas plus reculer devant l’immensité du nombre qu’elle ne l’a fait devant l’immensité de l’espace. Le monde lui a été livré, et elle luttera contre lui jusqu’à la fin, dût-elle périr étouffée dans les étreintes de cet esclave vigoureux et rebelle.

Néanmoins, lorsqu’on lit ces immortelles pages de Buffon, surtout celles où, s’élevant à des considérations générales, il plane sur le monde matériel comme Bossuet sur le monde historique dans son Histoire universelle, on se prend à regretter que pour avoir fouillé trop avant dans le sanctuaire, l’histoire naturelle ait perdu cette allure naïve de son premier âge ; on se laisserait même aller à de lâches pensées de repos et de temps d’arrêt, si l’on ne savait que connaître est la destinée de l’homme, et que la science, pour être plus sévère, n’en témoigne que mieux du progrès qu’elle accomplit chaque jour.

Pour continuer Buffon, il fallait plus d’une condition difficile à remplir : d’abord un éditeur qui eût assez de confiance dans notre temps, pour ne pas reculer devant une entreprise qui exigera plusieurs années pour arri-