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LES EXCENTRIQUES.

domestique et sans ami. Il vivait de gruau et de céleri, excepté pendant le temps de la moisson ; alors sa bizarre philanthropie achetait, dix sous la pièce, chaque moineau que les paysans lui apportaient. Il en faisait (car il était son propre cuisinier) des pâtés de moineaux. La prime offerte aux moineaux qui dévastent la campagne à l’époque de la moisson était assurément un acte de bienfaisance très bien entendu ; mais il avait une manie plus charitable et plus étrange. Tous les dimanches, il s’entourait des petites filles du village, qu’il catéchisait et qu’il instruisait. C’était le parrain universel. À sa mort, on a compté neuf cent quatre-vingt-seize de ses filleules et filleuls. Il assura en mourant une dot aux filleules et un petit revenu aux filleuls. Après son catéchisme, il allait s’enfermer dans l’église du village, où il se promenait en rêvant ; une petite église bâtie par les Saxons, et si solitaire, si triste, si dénuée d’ornemens ! « J’ai souvent, me disait le vieux Wordem, été m’y promener aussi. J’empruntais les clés au bedeau ; je traversais les ailes froides et nues ; j’aimais ce silence. Je n’étais troublé par aucun souvenir trop présent de la faiblesse humaine ; je ne pensais qu’à la piété simple, à la religion vraie de ces nombreuses générations qui étaient venues là prier et rêver. Peu à peu mon pas se ralentissait et je devenais calme, immobile, sévère, comme ces vieilles statues de pierre qui s’agenouillaient et qui priaient autour de moi ! »

— Bravo ! Wordem (étais-je tenté de dire au vieux collecteur d’anecdotes excentriques) ; il y a encore quelque chose d’humain dans ce vieux cœur et sous ce parchemin racorni !

Après la mort de Bingley, continua-t-il, on découvrit la cause de sa retraite. Une femme l’avait trompé.

À cet excentrique, à ce philanthrope-misanthrope, parrain universel et destructeur des moineaux, je joindrais volontiers un brave matelot nommé Smith, et qui, en 1813, s’avisa d’une originalité bienfaisante. Une ou deux prises et le hasard l’avaient rendu maître de quarante mille francs dont il ne savait que faire. Il s’arrêta dans une taverne de Chelsea. Le matin, il sortait, examinant toutes les physionomies des passans qu’il rencontrait dans la rue. Il invitait les gens comme il faut à dîner avec lui, et il demandait aux ouvriers combien ils désiraient recevoir de salaire pour une journée de