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vention, c’est une passion. Si c’était une formule, elle changerait trop rapidement les choses et les hommes.

Cette faculté ardente, qui aide tous les hommes à vivre et à se mouvoir, est rarement accordée à un individu avec une intensité supérieure. Lorsqu’elle dépasse certaines limites communes, elle devient du génie. Lorsqu’elle s’applique au sentiment douloureux ou triomphant des destinées humaines, on l’appelle l’Inspiration.

La haute Inspiration inventive est, comme j’ai dit, un don peu prodigué. Elle marque certaines époques, bouleversées ou assises, qui ont fait éprouver un notable changement aux conditions intimes de la vie. Elle ne vient à quelques élus que chez les peuples qui accomplissent un progrès social. Ce progrès peut être révolutionnaire, comme aujourd’hui, ou latent comme au xviie et au xviiie siècles. L’état moral était aussi renouvelé sous Louis xiv, que l’état intellectuel le fut ensuite à l’insu de Louis xv, et, après, l’état politique, malgré la restauration et sa sœur cadette. Eh bien ! Corneille sentit le mâle génie de la société française, pendant que Richelieu cherchait à le préciser. Racine chanta la galanterie au moment où elle s’épurait pour se corrompre encore. Molière eut une chaire de moralité rationaliste qui succédait à la vertu du vieux Corneille et faisait attendre la philosophie agressive de Voltaire. L’Invention assurément n’a pas manqué à ces époques et à ces hommes. Le Cid, Cinna, Nicomède, ont assez de souffle, n’est-ce pas ? dans leur vaillance et dans leur diplomatie. On a savamment relevé le voile de Bérénice. Le Misanthrope et Tartufe ont apparemment une originalité propre. Et Mahomet, c’est, je pense, une création.

D’où nous viendra donc l’exemplaire de notre génération et de notre foi ? Qui nous donnera en spectacle à nous-mêmes ? Qui découvrira nos faiblesses et les gourmandera ? Qui aiguillonnera notre ferveur allanguie et nos débiles résolutions ? Car enfin il faut qu’il y ait au fond de quelque conscience quelque grand nom qui, une fois ébruité, retentira dans tous les cœurs, comme un écho familier ; il faut que quelque part se cache ce type contemporain, dont la première apparition semblera à tous un souvenir et sera aussi une espérance ; il faut que notre temps jette son ombre sur la poésie, et dépose dans une ame le calque immortel de ses grandeurs ; il faut que les désirs de notre époque soient représentés par quelque création, où tous les yeux soient invinciblement fixés, où tous les esprits s’agrandissent, où tous les cœurs s’enorgueillissent, où tous les hommes viennent à une communion d’amour et de force. Là seulement, dans cette actualité puissante, est la poésie ; elle ne s’échappe et ne s’entrouvre vers l’infini, elle n’a des élans et des abîmes, qu’à la condition de s’appuyer