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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

endormies. Rien n’interrompt plus le silence des nuits, que le cri aigu des souris et des mulots qui folâtrent sur les marches des perrons. De longs nuages noirs arrivent des Alpes et passent sur Venise, en la couvrant de grands éclairs silencieux ; mais ils vont se briser sur l’Adriatique, et l’air s’embrase de l’électricité qu’ils ont apportée.

Les enfans du peuple et les chiens caniches sont, avec les poissons, les seuls êtres qui ne souffrent pas de cette sécheresse. Ils ne sortent de l’eau que pour manger ou dormir, et le reste du temps ils nagent pêle-mêle. Pour nous, qui avons le malheur d’avoir des chemises et qui ne pouvons passer la vie à les ôter et à les remettre, nous cherchons l’air de la mer, que la Providence a fait si bon en tout pays, et qui court généreusement en plein midi sur les lagunes. Les seuls voyageurs que nous rencontrons sont de pauvres petits papillons affamés, qui se hasardent à passer d’un îlot à l’autre, pour y trouver quelque fleur que le soleil n’ait pas dévorée, mais qui succombent souvent à la fatigue, et tombent dans une vague avant d’avoir pu achever leur longue et périlleuse traversée.

Hier, nous passâmes devant l’île de San Servilio qui est occupée par les fous et les infirmes. À travers une des grilles qui donnent sur les flots, nous vîmes un vieillard pâle et maigre assis à sa fenêtre, les coudes appuyés sur le bord. Il tenait son front dans une de ses mains ; ses yeux caves étaient fixés sur l’horizon. Un instant, il ôta sa main, essuya son front étroit et chauve, et retomba aussitôt dans son immobilité. Il y avait dans cette immobilité même quelque chose de si terrible, que mes yeux s’y attachèrent involontairement. Quand nous eûmes tourné l’angle de la façade, je vis que les regards de Beppa avaient suivi cette direction et se reportaient sur moi. — Était-ce un fou ? me dit-elle. — Un fou furieux, lui répondis-je.

Un homme jeune encore, un peu gros, vermeil, d’une figure agréable qu’ombrageaient de beaux cheveux noirs bouclés et humides de sueur, sortit des buissons qui bordent le jardin, et s’avança sur la grève. Il tenait un râteau, et son air n’avait rien d’extravagant ; mais il nous adressa d’un ton amical des paroles sans suite qui trahirent le dérangement de son cerveau. L’abbé était assis à la proue, avec cette vive et saisissante physionomie que personne