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communications étaient si difficiles, quand les marchands n’avaient point encore de malle-poste pour porter rapidement leurs dépêches d’une ville à l’autre, et de roulage accéléré pour amener à heure fixe les lourds ballots devant la porte de leurs magasins, les foires étaient alors de grands événemens. Les foires de Leipzig et de Francfort occupaient toute l’Allemagne ; on s’y rendait en caravanes ; les fabricans d’Augsbourg et de Nuremberg y accouraient étaler les nouveaux produits de leur industrie ; les bons bourgeois y venaient comme à une fête, avec leurs femmes et leurs enfans ; les princes y venaient aussi, puis les chevaliers, puis les joueurs de mystères qui édifiaient tout le public avec la passion de Notre Seigneur, ou le martyre de sainte Catherine ; puis les physiciens, hommes de science étrange, qui se faisaient, aux yeux de tout le monde, nettement couper la tête, et reparaissaient un instant après pleins de vie comme devant. Mais voilà que les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer arrivent. Bientôt chaque marchand pourra traiter ses plus grandes entreprises, les pieds sur les chenets, sans se déranger. Bientôt il n’y aura plus de foires, plus de ces réunions tumultueuses de curieux et d’industriels ; masse confuse d’habillemens de toutes les nations, véritable tour de Babel, pour le mélange des langues, si tout le monde ne parlait pas naturellement cette langue universelle ; cette langue de l’intérêt et de l’argent ; grand et bizarre spectacle où l’enfant s’amuse avec un pain d’épices et un polichinelle, où le jeune homme s’amuse à observer, où le vieillard croit encore mieux s’amuser en comptant ses pièces d’or. Hélas ! cette belle civilisation n’avait-elle pas commis assez de méfaits ? Ne pouvait-elle par pitié, dites-moi, respecter au moins nos foires ?

Grâce au ciel cependant, Leipzig n’est pas encore soumis à cet effrayant niveau qui a déjà gagné les populations les plus industrieuses. Il n’y a point encore de canal qui traverse la Saxe, point de chemin de fer qui détruise par sa célérité l’esprit d’ordre et de méthode avec lequel on traite ici les affaires. Leipzig a encore ses foires, ses trois foires d’automne, de Noël et de Pâques, ses trois belles époques dans son calendrier. Voici que mai revient ; voici que les arbres se couvrent de feuilles : c’est le printemps des marchands et celui des poètes ; tandis que ceux-ci s’en vont dans la forêt de Rosenthal épier une fleur, un bourgeon, sourire à la Muse, pour que la Muse leur sourie, et glaner quelques hexamètres dans ces sentiers tant de fois fréquentés par Goethe et Schiller, ceux-là emploient leur inspiration à mettre en ordre leurs livres de compte ; le ciel, qui se montre si riant et si bleu, leur annonce une bonne récolte ; le rossignol leur parle d’argent, et les arbres qui se balancent imitent pour eux le doux murmure d’une sacoche pleine d’écus. Donc, le grand jour approche ; les