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DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

la pesanteur est le lien d’assemblage invisible, comme l’enchaînement logique pour les écrits de Lessing. De là, dans sa prose, la rareté de ces chevilles, de ces tours ingénieux que nous employons en guise de ciment dans la construction de nos périodes. Nous y trouvons encore moins ces cariatides de la pensée que vous appelez la belle phrase.

Qu’un homme comme Lessing n’ait jamais pu être heureux, c’est ce que vous comprendrez facilement ; et lors même qu’il n’eût pas aimé la vérité, qu’il ne l’eût pas courageusement défendue en toute occasion, il fallait qu’il fût malheureux ; car c’était un génie. On vous pardonnera tout, disait naguère en soupirant un jeune poète, richesse, haute naissance, beauté, on vous pardonnera tout, même le talent ; mais on est inexorable pour le génie. Hélas ! il ne rencontrerait même pas l’ennemi du dehors, qu’il lui suffirait de trouver en soi le génie, l’ennemi qui prépare sa ruine. C’est pourquoi l’histoire des grands hommes est toujours une légende de martyrs ; quand ils ne souffrirent pas pour la grande humanité, ils souffrirent pour leur propre grandeur, pour leur grande manière d’être, pour leur horreur du vulgaire, pour leur malaise au milieu de la trivialité vaniteuse et de la petitesse tracassière de leur entourage, malaise qui les porte facilement aux extravagances, par exemple, aux actrices ou au jeu, comme il arriva au pauvre Lessing.

Les mauvaises langues ne trouvèrent pas autre chose à lui reprocher, et nous apprenons, par sa biographie, que les belles comédiennes lui parurent plus amusantes que les pasteurs de Hambourg, et les cartes muettes l’entretenaient mieux que le bavardage des philosophes wolfiens.

Cela fend le cœur, de lire dans cette biographie comme le sort refusa à cet homme toute espèce de joie, et ne lui permit même pas de se reposer, dans la paix de la famille, de ses combats journaliers. Une seule fois, la fortune sembla vouloir le favoriser, en lui donnant une épouse chérie, un enfant… Mais cette joie ne fut que le rayon du soleil sur l’aile d’un oiseau qui s’envole. La femme mourut après ses couches, et l’enfant quelques heures après sa naissance. Il écrivit à un de ses amis, sur cet enfant, ces lignes d’une poignante ironie :

« Mon bonheur n’a pas duré ; et je l’ai perdu avec bien du re-