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Quant à la poésie amoureuse qui était alors à la mode, Brunetto ne s’y exerça pas, ou s’y exerça sans beaucoup de fruit ; on n’a du moins de lui, en ce genre, que quelques vers très peu remarquables, de sorte que s’il enseigna véritablement quelque chose à Dante, ce fut plutôt les élémens des sciences que la poésie vulgaire.

On ignore de qui Dante reçut des leçons de ce dernier art : peut-être fut-il son propre maître, et se borna-t-il à étudier les compositions des poètes déjà nombreux qui avaient alors de la célébrité. Il avait fait une étude particulière de celles de Guido Guinicello de Bologne, qui étaient effectivement les plus dignes de cet honneur. Quoiqu’il en soit, il avait à peine dix-neuf ans lorsqu’il se hasarda à faire son coup d’essai en poésie. Ce fut un sonnet aussi bizarre pour l’idée que pour la forme, et, à vrai dire, fort mauvais. Mais ce sonnet fut le début poétique de Dante, et mérite dès-lors que l’on en dise quelque chose.

Un jour, c’était le premier où Béatrix lui avait adressé gracieusement la parole, Dante se retira, la nuit venue, dans son appartement, et s’étant endormi sous le charme de ses souvenirs, il fit un songe fort extravagant : il lui sembla voir l’Amour, dont l’aspect, bien que joyeux, avait néanmoins quelque chose de menaçant et de terrible. Il tenait entre ses bras une femme endormie, que Dante eut bientôt reconnue pour Béatrix, quoiqu’elle fût de la tête aux pieds enveloppée d’un drap de couleur pourpre. Dans une de ses mains, l’Amour portait un objet enflammé : « Voilà ton cœur, » dit-il à Dante, en lui montrant cet objet. Puis, éveillant la belle endormie, il lui présenta à manger ce cœur qu’il tenait à la main. Après avoir long-temps hésité, Béatrix avait enfin obéi à l’Amour, et s’était repue, bien qu’avec frayeur, du cœur enflammé. L’Amour en avait paru tout joyeux ; mais sa joie avait été courte : il s’était tout d’un coup pris à pleurer amèrement, et emportant Béatrix dans ses bras, il était monté au ciel, et avait disparu avec elle.

Telle fut la vision plus bizarre que poétique que Dante décrivit dans un sonnet, en forme de question, pour en demander l’explication.

Il faut savoir que c’était, pour les poètes toscans du XIIIe siècle, un usage et un exercice favori de s’adresser les uns aux autres, sous forme de sonnets, des espèces d’énigmes ou de problèmes poétiques sur des questions difficiles ou capricieuses, d’amour, de galanterie et de métaphysique chevaleresques. Chacun de ceux à qui l’une de ces questions avait été adressée s’évertuait de son mieux à y répondre, car c’était, pour lui, une belle occasion de faire preuve de savoir et d’habileté.

Dante fit comme les autres : il envoya son sonnet énigmatique aux poètes de la Toscane, et ne tarda pas à recevoir plusieurs autres sonnets