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timbrée, la chanson court, flambe, crie de loin ; elle a toujours ses bottes de sept lieues, et fait le tour d’un évêché en trois jours. Pour télégraphe, elle a ses pâtres, qui la transmettent de rocher en rocher, de colline en colline. On la voit courir et gagner de proche en proche, semblable à ces feux que les clans écossais allumaient sur leurs montagnes, et qui allaient porter à vingt lieues l’appel de la révolte. Lorsque le choléra ravageait la Bretagne, les administrateurs s’évertuèrent à instruire nos paysans des précautions qu’il fallait prendre contre le fléau. Les circulaires se succédèrent ; toutes les portes des cimetières de village furent placardées d’instructions officielles !… Vaines tentatives ! — Le paysan passait tout droit, son grand chapeau sur les yeux, et ne lisait pas. Un poète eut la pensée de mettre en vers les moyens à employer pour prévenir la maladie… — Et une semaine après, on chantait, dans les fermes et les bourgs les plus reculés, sur un air connu :

« Pour éviter le choléra, chrétiens, il faut manger peu de fruits et boire votre eau mêlée de vinaigre ; il ne faut point vous étendre sur l’herbe froide au moment où vous suez.

« Songez-y, chrétiens ! car voici l’août avec ses soifs, ses lassitudes et ses sueurs. Ceux qui n’écouteront pas mes conseils seront frappés ; on les clouera entre quatre planches, et leurs enfans resteront sur la terre, pauvres mineurs sans appui[1]. »

On conçoit quelle influence ont dû acquérir les chansons ainsi popularisées. Elles sont devenues, selon l’expression de l’un des poètes du pays, un couteau à deux lames, que l’on peut enfoncer, au besoin, dans la gorge d’un ennemi. Cependant il est juste de dire qu’elles ont conservé une impartialité rarement démentie, et qu’il serait heureux de trouver dans notre journalisme plus civilisé. La chanson bretonne, quand elle est satirique, exprime réellement l’opinion. Souvent on ne pourrait dire qui l’a faite ; la clameur publique a été le poète.

  1. Nous devons dire, pour ne rien omettre, que le préfet du département ne voulut pas faire répandre, par le moyen des maires, la chanson sur le choléra, vu qu’elle n’était pas signée par un médecin. L’hygiène publique fut confiée aux mendians, qui colportèrent la complainte de village en village, et le préfet continua à écrire des circulaires.