Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/637

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
637
DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

qu’ils tinssent une autre balance, et jeta à l’un un roi, à l’autre un Dieu…

Et ils pesèrent exactement !

La Critique de la raison pure est l’ouvrage capital de Kant : c’est pourquoi nous en parlerons de préférence ; aucun de ses écrits n’a une aussi grande importance. Ce livre parut en 1781 ; mais, comme je l’ai déjà dit, il ne fut généralement connu qu’en 1789. On ne s’en occupa aucunement à l’époque de la publication. Il n’en parut alors que deux annonces insignifiantes, et ce ne fut que plus tard que l’attention publique fut attirée sur ce grand livre par des articles de Schütz, Schultz et Reinhold. On peut bien attribuer à la forme inusitée et au mauvais style de l’ouvrage cette reconnaissance tardive : quant au style, Kant mérite plus de blâme qu’aucun autre philosophe, surtout quand nous le comparons à son style précédent, qui était meilleur. La collection de ses petites compositions, qui a été publiée dernièrement, contient ses premiers essais, et l’on s’émerveille d’y rencontrer une manière excellente et souvent très spirituelle. Il s’est fredonné ces petits traités pendant qu’il ruminait son grand œuvre. Il me fait l’effet d’un soldat qui sourit en s’armant tranquillement pour un combat où il se promet une victoire certaine. On remarque surtout, dans ces petits écrits, l’Histoire naturelle universelle et la Théorie du ciel, composées dès l’année 1755 ; les Considérations sur le sentiment du beau et du sublime, écrites dix ans plus tard, ainsi que les Songes d’un homme qui voit des esprits, pleins d’une verve excellente, à la manière des essais français. L’esprit d’un Kant, tel qu’il se révèle dans ces opuscules, a quelque chose de tout particulier. L’esprit s’y cramponne à la pensée, et en dépit de sa ténuité, s’élève ainsi à une hauteur satisfaisante. Sans un pareil appui, l’esprit même le plus riche ne saurait réussir ; comme une vigne qui manque de soutien, il lui faudrait ramper tristement à terre, et y pourrir avec ses fruits les plus précieux.

Mais pourquoi Kant a-t-il écrit sa Critique de la raison pure dans un style si terne, si sec, vrai style de papier gris ? Je crois qu’il craignit, après avoir rejeté la forme mathématique de l’école Cartesio-Leibnitzo-Wolfienne, que la science ne perdit quelque chose de sa dignité en s’exprimant d’un ton léger, aimable et ave-