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temporain, nous voyons les plus petits détails ; il tient de celui-ci par tel endroit, il se rapproche de celui-là par tel autre ; mais à quelques siècles de distance, la clarté de ces astres éteint leurs satellites, et ils nous semblent rouler isolés dans leur sphère glorieuse. La forme des sonnets de Shakspeare est celle des sonnets de Daniel ; dans l’un comme dans l’autre, on peut remarquer un penchant aux pensées abstraites et à de fréquentes répétitions de mots. Quant à l’affectation de langage, Shakspeare la partage avec ses prédécesseurs et ses contemporains, et s’il est maniéré parfois, c’est, on peut le dire, naturellement ; car c’était ainsi que parlaient les Anglais de son époque, et cet amour pour les jeux de mots, ce style alambiqué, d’où leur était-il venu, si ce n’est de l’Italie avec cette admirable littérature qui donna naissance à la leur ? Concetti est un mot italien, et Shakspeare fait encore moins de calembourgs sur Will (volonté), abréviation de William, que Pétrarque sur le nom de sa Laure ; et, à ce sujet, qu’on me permette, en finissant, deux mots sur ce reproche éternel de mauvais goût que j’ai vu si souvent jeter à la tête de Shakspeare et de Pétrarque. Comment se fait-il que ce soient précisément les plus grands génies qui, au dire des puristes, manquent de goût ? N’est-il pas bien surprenant que des poètes comme ceux que nous venons de citer n’aient jamais pu atteindre à une qualité que nos académiciens et ceux de la Crusca se reconnaissent si volontiers entre eux ? Ne serait-ce pas qu’il y aurait deux sortes de mauvais goût : le mauvais goût dans certains détails, les concetti de Pétrarque et de Shakspeare, les lieux communs de poésie plaquée de Calderon, le clinquant du Tasse, etc., en un mot, le mauvais goût de surface ; puis le mauvais goût réel, celui qui tient au fond même, l’absence de vie et de vérité dans les créations, le commun, le faux dans les sentimens ? Sans doute Romeo et Juliette, dans leurs délicieuses scènes d’amour, ont un langage trop spirituel, trop étincelant ; mais après tout, quelque raffinée que soit l’expression de leur passion, le sentiment n’en est pas moins très vrai ; ce sont bien deux jeunes gens, deux amans. Je suis loin de vouloir défendre l’auteur par des raisons de couleur locale auxquelles, Dieu merci ! il n’a pas pensé ; mais où est l’impossibilité qu’à l’époque où se passe l’action, on se fit réellement, à Vérone, l’amour dans ce style recherché ?