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SOUVENIRS DE LA NORMANDIE.

jeunesse, par leur beauté et leur esprit, les avantages d’un grand nom, des élégans renommés comme la fleur des pois du faubourg Saint-Germain, quelques ministres tombés sous les demandes d’économies des ministres actuels, se réunissaient chaque soir dans une misérable salle d’auberge. Le matin, on les voyait partir par petites caravanes, les grands seigneurs à pied et les grandes dames sur des ânes, et se promener tristement le long de la vaste mer, comme se promenait, après sa défaite, la petite cour de Jacques II sur le rivage de La Hogue.

Parmi les personnes qui habitaient Luc cette année, il s’en trouvait une seule que n’avait attirée ni la mode de la solitude, ni le dépit, ni le regret ; c’était une jeune femme qu’un petit bâtiment avait amenée un matin par un temps effroyable. Dès le point du jour, ce navire avait paru en vue de la côte, mais des sautes continuelles de vent l’avaient empêché de passer les rochers du Calvados, et de pénétrer dans la baie. La petite société de Luc, bien enveloppée dans ses pelisses et dans ses manteaux, se tenait sur les bancs de la porte de la principale auberge, et s’informait avec inquiétude des dangers que courait cette légère embarcation, qui paraissait bien construite, et que les pêcheurs tenaient pour un contrebandier d’Alderney ou de Jersey. Les plus expérimentés ne savaient dire si ce bâtiment entrerait le soir à Luc, s’il serait poussé dans la nuit au-delà du cap Land’s-End et de la côte de Bretagne, ou lancé vers la mer Baltique. Quelquefois le vent passait au nord, direction qui, dans cette mer, chasse vers la côte de France. On s’attendait alors, à chaque moment, à voir le navire disparaître, et rejoindre dans la Fosse d’Espagne les débris de l’Armada. La chance la plus favorable qu’il avait, c’était d’échouer sur le rivage. Personne ne se montrait à bord ; le navire était évidemment affalé, c’est-à-dire que le vent et le courant ne lui laissaient le choix d’aucune route, et avec son pont désert, ses écoutilles fermées, et ses voiles serrées le plus près possible de ses deux mâts, il offrait le tableau de la résignation la plus désespérée. On eût dit un homme courageux qui attend une mort inévitable en se croisant les bras. À l’entrée de la nuit, on alluma quelques feux sur la côte, mais sans l’espoir de lui être utile, on savait qu’il ne se hasarderait pas