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dité du passage, parce que la route n’offre aucun incident imprévu, et, par sa monotonie et sa certitude, fait regretter les hasards du vent, les caprices de la voile, et jusqu’à la secousse du cheval ou de la voiture.

Mais cette fois nous eûmes de l’imprévu, et la secousse arriva.

— Regardez, disais-je à un de mes compagnons de voyage, regardez bien, c’est le mont Argentaro. N’êtes-vous pas frappé de l’aspect de ce promontoire gigantesque, qui déploie au-dessus de cette mer paisible ses escarpemens rougeâtres ? C’est un des points les plus curieux de cette côte si curieuse, toute semée de villes étrusques ; plus loin Populonia, Vétulonia ; près d’ici les ruines peu connues de Cosa. N’oubliez pas le mont Argentaro, je vous le recommande, me disait M. Letronne avant mon départ… Combien je regrette que nous ne puissions aborder… Ne pensez-vous pas ?… — Je pense que nous sommes trop près de terre, me répondit mon interlocuteur, qui, plus marin que moi, voyait mieux la faute qu’on faisait en ne s’éloignant pas davantage de la côte… À quoi songe le capitaine ? — Le capitaine venait de quitter le pont un moment auparavant ; il y avait laissé son second pour le remplacer. — Nous allons trop près de terre, répéta-t-on encore une fois. — Le frère du capitaine s’élance vers le gouvernail, et en ce moment lui et la plupart de ceux qui étaient sur le pont tombent sur les mains, ceux qui, comme moi, étaient assis sont lancés à deux ou trois pas ; en même temps on entend un craquement violent : le bâtiment, qui faisait trois lieues à l’heure, avait donné contre un écueil ; un trou énorme s’était formé, l’eau entrait rapidement et le bateau enfonçait.

En ce moment il y eut un grand trouble sur le pont. Les gens de l’équipage étaient les plus effrayés, parce qu’ils comprenaient mieux le danger. Ils couraient çà et là en désordre ; on n’entendait que malédictions et jurons accentués à la provençale. On me permettra d’oublier ici plus d’une énergique exclamation du capitaine. C’est là le langage de circonstance dans tous les accidens, dans tous les désastres. Ceux qui racontent un naufrage, une déroute, sont condamnés à une inexactitude obligée, ils ne peuvent faire parler leurs personnages ; pour être vrais, il faudrait pouvoir les faire jurer.

La confusion durait toujours ; on s’interrogeait les uns les autres ;