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dant les soirées d’hiver, assis au fond de sa cheminée de douze pieds, le vieux châtelain la racontait à ses fils pour leur apprendre qu’un gentilhomme n’avait de maître absolu que Dieu, et pouvait tuer le neveu d’un empereur, pourvu qu’il eût l’ame et l’épée solidement trempées. Le succès de la chronique des Quatre fils d’Aymon dut tenir beaucoup à cette cause toute politique. Ce fut pendant long-temps un ouvrage de circonstance. Mais lorsqu’elle fut traduite pour les Bretons, les temps étaient changés. Les lois avaient mis le mors à la féodalité, et solidement assis sur elle, ils la conduisaient avec le fouet et l’éperon. Louis xi avait déjà nivelé les seigneurs, diminuant de la tête ceux qui la portaient trop haute, et les jours de Richelieu approchaient… La question ne se débattait donc plus entre le suzerain et la noblesse, mais entre celle-ci et le peuple. Le xvie siècle fut le siècle des communes. La monarchie avait jeté les gentilshommes à genoux devant le trône, et le tiers-état, en se voyant l’épaule au même niveau qu’eux, commença à penser qu’il n’était point si petit qu’on l’avait fait jusqu’alors. L’auteur du drame des Quatre fils d’Aymon eut sans doute conscience de cette transformation qui s’était opérée dans la société, et il y conforma son œuvre. Entre ses mains les quatre fils d’Aymon devinrent le symbole de la résistance au maître, qu’il s’appelât empereur ou comte. Obligé de respecter les élémens de la fable qui faisaient de ses personnages des chevaliers, il modifia assez leurs caractères, leurs langages, leurs sentimens, pour en faire des héros populaires. Il les fit descendre à la roture par la souffrance. Bien loin de représenter, d’après la chronique, les quatre fils d’Aymon comme des oiseaux de proie prenant leur volée du haut de leur aire pour rançonner le pauvre peuple, ravager les campagnes et brûler les villages, il les peignit comme de généreux opprimés, doux pour tout le monde, excepté pour les seigneurs. Il les transforma en pastoureaux révoltés, et il leur fit dire : Nous n’avons point de maître, car nous sommes les plus forts. — Terrible parabole, qui contenait le germe d’une révolution.

Aussi la foule qui vint applaudir cette œuvre ne s’y trompa-t-elle point, et se prêta-t-elle à la métamorphose des personnages. Elle adopta, comme sien, ce rôle de l’opprimé courageux qui lutte, qui succombe et qui ne cède jamais, parce que c’était un beau rôle, un rôle qui parlait à sa pitié et à sa haine. Puis, dans cet abandon des quatre fils d’Aymon, chassés par leur propre père comme les loups des montagnes, vivant de racines dans les forêts, déguenillés, sales, échevelés, et n’ayant d’entier que leur courage et leurs armes, il y avait une allusion qui flattait à la fois l’imagination et la vanité du peuple. D’ailleurs, nous le répétons, cette histoire était une parabole que tous comprirent, sinon distinctement, du moins