Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/442

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
438
REVUE DES DEUX MONDES.

le voile qui couvrait ses yeux d’ange, elle ne peut le sauver. Il boit l’opium ; il s’enfuit pour mourir loin d’elle ; elle ramasse le flacon qu’il a laissé tomber ; son mari l’appelle, et elle meurt en feuilletant convulsivement la Bible du poète qui l’a précédée devant Dieu.

Telle est cette pièce dont j’ai tâché de reproduire fidèlement les situations et les caractères. On devine combien était difficile la tâche des acteurs. Joanny, Geffroy et madame Dorval ont fait de leur mieux pour animer le rôle qu’ils avaient accepté. Le plus grand malheur de cette tragédie bourgeoise, c’est de n’avoir pas pied sur terre. Aussi j’ai entendu, sans étonnement, dire autour de moi, qu’il n’y avait, pour une œuvre de cette nature, ni acteurs, ni public, ni juges. Sans doute il y a dans cet avis un peu d’exagération et de singularité ; mais il est vrai que le drame de M. de Vigny place l’acteur, le public et la critique dans une condition exceptionnelle. L’auditoire a tenu à cœur de se montrer digne de toutes les tentatives studieuses. Et, quelle que soit la sévérité de nos conclusions, nous ne pouvons contester la bonne foi, l’élévation et la valeur littéraire de cette réaction spiritualiste. Car sans nul doute, M. de Vigny a voulu combattre la poésie réaliste de nos jours.

Talma, avec sa noble figure, avec l’élégance continue de son geste et de ses attitudes, mais Talma a trente ans, aurait à peine suffi au rôle de Chatterton. Il y a donc lieu de se montrer indulgent pour Geffroy. Je ne dois pas lui pardonner d’avoir traité légèrement une chose importante, le costume. Il devait se résoudre à porter les bas de soie, la culotte courte et les souliers à boucles. Rien n’excuse les bottes à l’écuyère.

L’habileté d’un acteur consommé n’aurait probablement pas réussi à fondre dans une harmonieuse unité les brusques exclamations, les colères lyriques dont se compose presque tout le rôle de Chatterton. Il était difficile d’éviter l’emphase dans l’imprécation. Ce qu’il fallait surtout chercher, et ce qui n’a pas manqué à Geffroy, c’est la noblesse et la gravité. Mais pour exciter un intérêt soutenu, la grâce n’eût pas été de trop même dans la douleur, et la grâce était absente. La voix de Geffroy a quelque chose de métallique et de strident qui répugne à l’expression de la tendresse. Son chagrin monte sans effort jusqu’au mépris ; mais il a quelque chose de hautain qui repousse les consolations de l’amour.