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une humeur douce, facile, enjouée ; il avait pour maxime qu’on ne doit point prendre la vie au sérieux ; qu’il y a toujours un bien caché sous les plus grands maux. — Je suis pauvre, disait-il souvent ; je ne suis point pour cela malheureux ; je me contente des miettes de pain que la Providence m’envoie, sans jamais envier au riche sa table abondante ; je dors paisiblement sur une natte dans ma cabane de pierre, et jamais je ne songe aux tapis, aux divans, aux belles maisons que d’autres ont reçus en partage. Parfois, il est vrai, j’ai des privations à subir, des momens amers à passer, mais il ne m’arrive point de me lamenter ni de pleurer. Quand même je remplirais les montagnes de Lattaquié du bruit de ma voix gémissante, je ne changerais rien à mon destin ; quand il s’échapperait de mes yeux assez de larmes pour former un fleuve comme le Nahr-el-Kébir, l’aurore de chacun de mes jours ne se teindrait point de couleurs plus brillantes. Pourvu que je voie de temps en temps sourire mon Eudoxie, pourvu qu’une fois par semaine il coule un peu de vin ou d’eau-de-vie dans ma tasse de bois, je suis content, et le dimanche, dans notre chapelle grecque, je mêle volontiers ma voix à la voix des papas qui chantent Kyrie eleyson.

Les réflexions de Dimitri ne charmaient point Eudoxie, qui n’avait ni le même caractère, ni la même philosophie. Cette jolie enfant, durant les premiers temps de son mariage, n’avait jamais rêvé ni réfléchi ; jamais elle ne s’était surprise, pensant à elle-même et au lendemain. Les seize ans arrivés, un voile tomba de ses yeux ; elle ne vit autour d’elle qu’isolement et pauvreté. Eudoxie répondait par de la mélancolie à la gaieté de Dimitri ; aucun mot ne sortait de sa bouche qui pût offenser son mari, mais elle s’attristait de sa misère et n’osait regarder l’avenir sans effroi. L’obéissance et la résignation sont les deux vertus nécessaires aux femmes d’Orient ; Eudoxie ne se plaignait point, et renfermait dans son ame ses agitations, ses craintes, ses douleurs. Un jour cependant que sa mère, plus tendre que de coutume, la questionnait sur ses secrètes pensées, sur ses sentimens intimes, Eudoxie, agenouillée à ses côtés, se mit à lui confier une partie de ses tristesses. — Bonne mère, lui dit-elle, vous m’avez trop aimée ; si vos sollicitudes pour moi eussent été moins vives, vous ne vous seriez pas tant pressée de me donner un époux ; peut-être n’avez-vous pas