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Tel est le récit naïf de la saga. Ne traduit-il pas merveilleusement cette idée que les peuples du nord se faisaient de Rome comme de quelque chose de très riche, de très puissant, de très célèbre, mais de si éloigné, qu’on n’y pouvait arriver ? Le vieillard aux souliers de fer ; c’est la poésie de cette idée. La distance, a-t-on dit, augmente le respect : Major è longinquo reverentia. Ici, c’est une sorte de respect superstitieux qui s’exprime en agrandissant la distance, en repoussant Rome dans un lointain presque infini, comme une puissance supérieure à l’humanité, que l’imagination, qu’elle accable, repousse dans les vagues profondeurs de l’immensité.

Tandis que le fantôme de Rome occupait ainsi les imaginations barbares, les misères de Rome arrachaient de tristes plaintes aux témoins de sa ruine. Ici commence cette longue suite de lamentations, qui se prolongent et se répètent de siècle en siècle, comme les mille échos d’un même gémissement. Celui qui entonne ce chant de deuil sur le cadavre de Rome, c’est le pape Grégoire-le-Grand, à la fin du vie siècle. Une peste venait de ravager la ville ; Grégoire prononçait une homélie devant le peuple ; il commentait ces sombres paroles d’Ézéchiel menaçant Samarie : « Mettez les os les uns sur les autres, afin que je les fasse brûler dans le feu. La chair sera consumée ; on en arrangera toutes les pièces, on les fera cuire ensemble, et les os seront réduits à rien.

« Mettez aussi la chaudière vide sur les charbons ardens, afin qu’elle s’échauffe, que l’airain brûle, que son ordure se fonde au dedans, et que la rouille se consume. »

À ces terribles images, le saint évêque s’interrompit, et, par un rapide et touchant retour sur la ville désolée, il s’écria : « Mais de quelle manière est tombée Rome, qui semblait autrefois la souveraine du monde ? c’est ce que nous voyons avec nos propres yeux : elle est frappée de mille façons par un inépuisable malheur, par le deuil de ses citoyens, l’oppression de ses ennemis, la multitude de ses ruines, de sorte que nous voyons accompli sur elle ce que le prophète Ézéchiel avait prophétisé sur Samarie… Où est le sénat ? où est le peuple ? Toute splendeur de gloire terrestre est éteinte en elle ; et nous en petit nombre, nous qui restons encore, chaque jour l’épée nous presse, chaque jour d’intarissables cala-