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avait osé, chose inouie et tout exceptionnelle en ce temps et en ce pays, se séparer intérieurement du dogme à l’égard de beaucoup de points arbitraires. Elle s’était fait, sans beaucoup de réflexion et sans aucune controverse, une religion personnelle, pure, sincère, instinctive, sans ligne de démarcation, sans catéchisme systématique. Elle se l’apprenait chaque jour à elle-même cette religion de son choix, l’occasion amenant le précepte, l’absurdité des arrêts amenant les révoltes du bon sens ; et quand elle entendait sa mère damner impitoyablement tous les hérétiques, quelque vertueux et sincères qu’ils fussent, sa raison et son bon cœur se révoltant contre cette opinion méchante et sotte, elle allait assez loin dans l’opinion contraire, pour absoudre même les infidèles et les regarder comme ses frères. Mais elle ne disait point ses pensées à cet égard, car quoique son extrême docilité apparente eût dû désarmer pour toujours la mégère, celle-ci, à la moindre marque d’inattention ou de lenteur dans l’accomplissement de ses volontés, lui infligeait des châtimens tout-à-fait réservés à l’enfance, et dont l’ame outrée de l’adolescente Mattea ressentait vivement les profondes atteintes.

Si bien que cent fois elle avait formé le projet de s’enfuir de la maison paternelle, et elle l’eût déjà exécuté si elle eût pu compter sur un lieu de refuge ; mais dans son ignorance absolue du monde, elle se le peignait fort en noir, et sans en connaître les vrais écueils, craignait de n’y pouvoir trouver nulle part asile et protection.

Elle ne connaissait, en fait de femmes, que sa mère, et quelques volumineuses matrones de même acabit, plus ou moins exercées aux criailleries conjugales, mais toutes aussi bornées, aussi étroites dans leurs idées, aussi intolérantes dans ce qu’elles appelaient leurs principes moraux et religieux. Mattea s’imaginait toutes les femmes semblables à celles-là, tous les hommes aussi incertains, aussi opprimés, aussi peu éclairés que son père. Sa marraine, la princesse Gica, lui était douce et facile, mais l’absurdité de son caractère n’offrait pas plus de garantie que celui d’un enfant. Elle ne savait où placer son espérance, et songeait à se retirer dans quelque désert pour y vivre de racines et de pleurs. Si le monde est ainsi, se disait-elle dans ses vagues rêveries, si les malheureux