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mir que de manger avant les autres. Enfin, le vieux domestique entre gravement, portant devant lui un plat vide, où sont tracés à la craie des cercles et des demi-cercles ; il le dépose sur la table, et se tient debout, silencieux et attentif. Chacun sait ce que signifient ces cercles et ces demi-cercles, et dépose son écot dans le plat. Le vieux barbon compte entre ses dents la quote-part de chacun, et si la somme est exacte, il le témoigne par un signe de tête. Cela fait, tous les convives vont se coucher dans un dortoir commun, et dans des draps lavés tous les six mois.

Qu’on s’étonne qu’Érasme, invité par le pape Adrien à venir en Italie, écrive au saint père : « Y aurait-il sûreté pour moi à voyager à travers les neiges des Alpes, et les poêles dont l’odeur me fait mourir, et les auberges sales et incommodes, et les vins piqués, dont le goût seul met en danger ma vie ? »

Si la plupart des usages de son temps offensaient sa délicatesse physique, la plupart des institutions n’étaient pas moins ennemies de son esprit et de son caractère. Homme de paix et d’étude, doux, inquiet, tant soit peu timide, pour ne rien dire de plus, ayant rêvé toute sa vie un monde de disputeurs et de philologues inoffensifs exploitant en commun le double champ de la philosophie chrétienne et de l’antiquité littéraire, il vit au milieu d’un monde qui peut se personnifier dans deux classes d’hommes, l’une représentant le désordre matériel, et l’autre l’ignorance : le soldat et le moine. Le soldat, brigand armé, voleur de grand chemin enrégimenté, pillant le pays qu’il défend, et dépensant son butin dans les mauvais lieux, d’ailleurs fort tranquille sur les suites, pour peu qu’il porte sur lui une image en plomb de sainte Barbe, ou qu’il ait fait une prière au saint Christophe charbonné par lui sur la toile de sa tente ; le soldat partageant avec les collecteurs des indulgences l’argent qu’il a volé, ou s’il ne lui reste rien pour acheter ces pardons qu’on vend à la foire, avec le vin, l’huile et le blé, s’allant agenouiller devant le prêtre qui lui impose les mains, et le renvoie pur et sans tache, avec ces deux mots : Je t’absous, absolvo te[1] ! Le moine, personnage sans père et sans enfant, sans passé et sans avenir, tout entier au présent et à ses joies

  1. Colloques. Confessio militis.