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ment habitué à lutter contre elles qu’il ne s’étonnait plus de rien, c’est-à-dire que vous déshonoreriez un homme qui, ayant des billets à ordre signés de vous, dans sa poche, vous a laissé un crédit illimité pendant cinq ans ! le jour où cet homme serait forcé de vous faire tenir vos engagemens à la lettre, vous lui allégueriez un engagement chimérique ; vous le déshonoreriez, dis-je (si vous pouviez !), mais on ne déshonore pas Abul-Amet, et tous vos témoins attesteraient qu’Amet vous a fait verbalement cette concession avec une restriction dont voici la lettre exacte : M. Spada ne sera point requis de payer avant un an à moins d’un cas extraordinaire. — À moins d’une perte totale des marchandises d’Abul dans le port, interrompit M. Spada, et ce n’est pas ici le cas. — À moins d’un cas extraordinaire, répéta Timothée avec un sang-froid imperturbable. Je ne saurais m’y tromper. Ces paroles ont été traduites du grec moderne en vénitien, et c’est par ma bouche que cette traduction est arrivée à vos oreilles, mon cher seigneur ; ainsi donc… — Il faut que j’en parle avec Abul, s’écria M. Spada dévoré d’angoisse, il faut que je le voie. — Quand vous voudrez, répondit le jeune Grec. — Ce soir, dit Spada. — Ce soir il sera chez vous, reprit Timothée, et il s’éloigna en accablant de révérences le malheureux Zacomo, qui, malgré sa politesse ordinaire, ne songea pas à lui rendre seulement un salut, et rentra dans sa boutique, dévoré d’anxiété.

Son premier soin fut de confier à sa femme le sujet de son désespoir. Loredana n’avait pas les mœurs douces et paisibles de son mari, mais elle avait l’ame plus désintéressée et le caractère plus fier. Elle le blâma sévèrement d’hésiter à remplir ses engagemens, surtout lorsque la passion funeste de leur fille pour ce Turc devait leur faire une loi d’en finir au plus vite avec lui et de l’éloigner pour jamais de leur maison. Mais elle ne put jamais ranger son mari à cet avis. Il était dans leurs querelles d’une souplesse de formes qui rachetait l’inflexibilité de ses opinions et de ses desseins. Il finit par la décider à envoyer sa fille pour quelques jours à la campagne avec la signora Veneranda, qui le lui avait offert, promettant, durant son absence, de terminer avantageusement l’affaire d’Abul. Le Turc, d’ailleurs, allait partir après cette opération ; il ne s’agissait que de mettre la petite en sûreté jusque-là. — Il n’en sera