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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/400

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REVUE DES DEUX MONDES.

pour pouvoir saluer par lettres un savant personnage. Autrement, de combien de lettres ne t’aurais-je pas fatigué depuis long-temps, plutôt que de souffrir que tu fusses seul à me parler tous les jours dans ma chambre !

« Maintenant que j’ai appris de l’excellent Fabricius Capiton que mon nom t’est connu depuis cette bagatelle des indulgences, et que j’ai pu voir, par ta nouvelle préface de l’Enchiridion, que non-seulement tu as lu, mais agréé mes bavardages, je suis forcé de reconnaître, même dans une lettre barbare, cet excellent esprit dont s’est enrichi le mien et celui de tous les autres. Je sais bien que tu tiendras pour peu de chose que je te témoigne dans une lettre mon affection et ma reconnaissance, assuré comme tu dois l’être que mon cœur brûle pour toi de ce double sentiment en secret et en présence de Dieu ; je sais aussi que je n’aurais pas besoin de tes lettres ni de ta conversation corporelle pour être certain de ton esprit et des services que tu rends aux belles lettres ; cependant mon honneur et ma conscience ne me permettent pas de ne pas te remercier en paroles, surtout après que mon nom a cessé de t’être inconnu. Je craindrais qu’on ne trouvât quelque malice et quelque arrière-pensée coupable dans mon silence. Ainsi donc, mon cher Érasme, homme aimable, si tu le juges bon, reconnais en moi un de tes frères en Jésus-Christ, plein de goût et d’amitié pour toi, du reste n’ayant guère mérité par son ignorance que d’être enseveli dans un coin, inconnu sous le ciel et le soleil qui appartiennent à tous ; destinée que j’ai toujours souhaitée, et non point médiocrement, comme un homme sachant trop bien à quoi se réduit son bagage. Et pourtant je ne sais par quelle fatalité les choses ont pris un train si opposé, que je me vois forcé, non-seulement à rougir de mes ignominies et de ma malheureuse ignorance, mais encore de me voir lancé et agité devant les doctes.

« Philippe Mélanchton va bien, si ce n’est que nous pouvons à peine obtenir de lui que sa fièvre pour les lettres ne ruine sa santé. Dans la chaleur de son âge, il voudrait à la fois tout faire et que tout se fît par tout le monde : lui sauvé, je ne sais quoi de plus grand nous pourrions espérer. André de Carlstadt te salue, il vénère le Christ en toi. Que notre seigneur Jésus te conserve pour l’éternité, excellent Érasme, ainsi soit-il. J’ai été verbeux ; mais tu penseras qu’il n’est pas nécessaire que tu lises toujours des lettres savantes, et qu’il faut te rapetisser avec les petits.

« Martin Luther. »

Wittemberg, 28 mars, an 1519.