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tout prendre, il devait mieux aimer faire parler de son silence, que courir le ridicule d’un coup mal porté, d’un trait qui, comme celui de Priam, n’arrivât pas jusqu’à son ennemi.

Mais ce silence devenait un supplice. Érasme y perdait son repos, car il lui en coûtait plus de peines et de temps de l’expliquer que de le rompre ; il y perdait aussi sa gloire, car déjà on parlait d’impuissance, de craintes d’une chute, et on commençait à trouver par trop prudente la modération du vieil athlète de la philosophie chrétienne. Avant d’entrer en lice, Érasme avait dû calculer sa situation. Il reconnut qu’il ne pouvait pas l’empirer en prenant parti ; que ceux qui avaient jusque-là douté de lui ne le haïraient ni plus ni moins quand il se serait prononcé ; qu’il ne pouvait pas rendre ses affaires meilleures en se taisant, et qu’en parlant il ne les rendrait pas pires ; qu’une tranquillité qu’il fallait défendre jour et nuit contre la tentation d’en sortir, contre la curiosité importune de ceux qui en voulaient savoir le secret et les arrières-pensées, contre les calomnies et les railleries ironiques de ceux qui en étaient blessés, contre l’étonnement et les questions de ses meilleurs amis, contre ses propres impatiences, contre le défi universel qui lui était adressé de tous les points de l’Europe par toutes les nuances d’opinions intéressées dans la grande querelle, — qu’une telle tranquillité était plus fatigante que les agitations régulières et naturelles d’une lutte ouverte ; qu’on ne pouvait pas tenir si long-temps entre tant d’opinions extrêmes avec une semi-opinion et dans l’attitude suspecte et irritante d’un observateur, ni rester sur les frontières des deux camps sans être livré aux risées pires que les haines ; qu’au contraire, en se déclarant, il s’arrachait à toutes ces obsessions, se délivrait des milliers de réponses ambiguës qu’il fallait faire à des milliers de lettres d’une curiosité désobligeante, et que, sans risquer de se faire un ennemi de plus, ni de rendre plus hostiles ceux qu’il avait déjà, il allait enfin faire refluer sur lui l’attention universelle concentrée sur Worms et Wittemberg, et se replacer sur le premier rang où ses incertitudes avaient laissé monter et s’établir Luther. Il n’y a pas d’exemple que des partis prêts à en venir aux mains, soit en religion, soit en politique, aient respecté le scepticisme des hommes désignés par l’opinion générale comme