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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/419

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ÉRASME.

assaisonnée d’un certain atticisme naturel à cet enfant de Rotterdam : en un mot, c’est le même instrument qui, dans les mains de Démosthène, tenait lieu à l’insouciante Athènes d’une armée permanente contre Philippe, et, dans celles de Cicéron, foudroyait Catilina et déshonorait Verrès. Mais toutes ces idées sont mortes, toute cette science est illusoire ; c’est de la puissance perdue, jetée au vent, ce sont de belles facultés dépensées à lutter contre des ombres. Ce traité, qui devait être lu et commenté avec passion par tous les hommes intelligens de l’Europe, pourrait à peine aujourd’hui tenir en haleine une attention isolée d’érudit, si curieuse et si spéciale qu’on la supposât : la mise en œuvre seule a conservé quelque vie ; les matériaux ont péri. On se prend de peine pour notre propre espèce, et d’indifférence pour tout ce qui l’occupe, quand on voit que des formules stériles, vides, mortes, ont dévoré les plus belles intelligences ; que des génies de premier ordre ont été enterrés sous des in-folios de polémique puérile ; que des hommes capables de se prendre corps à corps avec des vérités éternelles se sont escrimés toute leur vie contre des billevesées, pareils à des gladiateurs qui se tendraient contre des mouches ; et qu’à certaines époques de l’histoire de l’humanité, la pensée de l’homme, cette pensée qui découvre des mondes et qui lit dans les cieux, ne sème que des graines arides qui ne produiront aucun fruit, quand bien même ses déréglemens et ses alliances avec les passions brutales arroseraient ces graines de sang humain ! Je sais bien que ces vastes lacunes n’embarrassent pas les fatalistes en histoire, lesquels intéressent la providence dans toutes les folies des hommes, au lieu d’en laisser la responsabilité aux écarts de ce libre arbitre qu’Érasme défendait contre Luther. Mais j’avoue que leur explication universelle et l’honneur qu’ils font au mal d’être le père nécessaire du bien, aux ombres d’engendrer fatalement la lumière, m’épouvante bien plus que la croyance qu’il y a eu des actions aussi bien que des vies perdues sans fruit dans l’œuvre de l’humanité, comme il y a eu des années sans lien avec le passé ni l’avenir englouties dans l’abîme du temps. Cette croyance-là, qui est triste, peut du moins tempérer notre orgueil ; mais l’autre nous ferait encore nous entr’égorger pour des idées grossies de l’épithète de providentielles, et qui, après