Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/421

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
413
ÉRASME.

« Un père montre à son enfant, encore chancelant, une pomme placée à l’autre bout de la chambre. L’enfant tombe ; son père le relève ; l’enfant s’efforce d’accourir vers la pomme, mais il va se laisser choir de nouveau, à cause de la faiblesse de ses jambes, si son père ne lui tend pas la main pour le soutenir et diriger ses pas. Guidé par lui, il atteint la pomme que son père lui met dans la main comme prix de sa course. L’enfant ne pouvait pas se relever si son père ne l’avait pas aidé ; il n’aurait pas vu la pomme si son père ne la lui eût pas montrée ; il ne pouvait pas avancer si son père ne l’eût soutenu jusqu’au bout dans sa marche débile ; il ne pouvait pas atteindre la pomme si son père ne la lui eût pas mise dans la main. Qu’est-ce donc que l’enfant ne doit qu’à lui dans tout cela ? Il a très certainement fait quelque chose, mais il n’y a pas là pour notre bambin de quoi faire le glorieux ni se vanter des jambes que son père a eues pour lui. Dieu est pour nous ce qu’est le père pour son enfant. Que fait l’enfant ? Il s’appuie sur le bras qui le soutient ; il laisse guider ses pas infirmes par la main secourable qui lui est tendue. Le père pouvait l’entraîner malgré lui vers la pomme ; le petit marmot pouvait résister et faire fi de la pomme ; le père pouvait lui donner la pomme sans le faire courir ; mais il a mieux aimé la lui faire gagner, parce que cela est plus avantageux à l’enfant. »


Sauf quelques catholiques sincères et un très petit nombre d’hommes désintéressés qui aimaient Érasme pour ses qualités littéraires, le traité du Libre arbitre ne fit que rendre ses ennemis plus intraitables et ses amis plus exigeans. Avant même que l’ouvrage eût paru, Érasme en avait reçu des complimens qui renfermaient des reproches. « C’est grand dommage, lui écrivait-on, qu’il n’ait pas été fait plus tôt. Puisque Érasme devait attaquer Luther, que ne s’y prenait-il dès le commencement ! nous n’en serions pas où nous en sommes. » George, duc de Saxe, lui disait : « Il est bien malheureux que Dieu ne vous ait pas inspiré cette pensée il y a trois ans, et qu’au lieu de faire à Luther une guerre secrète, sourde, vous ne l’ayez pas pris à partie ouvertement, dès le premier jour. » Aux yeux de ses meilleurs amis, son livre était donc défloré avant d’avoir paru ; il eût fallu l’antidater de trois ans. Ce fut bien pis quand enfin ce livre prépostère vit le jour. Tous ses admirateurs donnèrent le signal des critiques, c’était à qui atténuerait les coups portés à Luther. On n’y trouvait ni injures, ni haine, ni calomnies, et même vers la fin, on