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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/524

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REVUE DES DEUX MONDES.

S’il y eut jamais un martyr du travail, certes ce fut Érasme. Esclave de sa réputation, de ses amitiés, de ses adversaires, des curieux, des indifférens, le jour que tous les hommes éclairés de l’Europe occidentale l’eurent proclamé le chef du parti modéré, il vit qu’il fallait mourir à la tâche, et aller jusqu’au bout sans reprendre haleine ; et il n’eut de loisir que les heures trop fréquentes où l’excès de la maladie lui liait les mains, la parole et la pensée. Chose singulière ! quoiqu’il ne fît les affaires de personne, et qu’il fût l’organe d’une opinion intermédiaire dont le principe était de s’abstenir, sa tâche fut plus lourde que celle d’un homme de parti actif et gouvernant une multitude avide d’évènemens. Si l’on y réfléchit bien, cela est tout simple. Avec un seul mot d’ordre, un parti passionné va plusieurs jours ; mais les hommes expectans et spéculatifs sont insatiables de réflexions, de considérations, d’analyses de situation. Il fallait donc qu’Érasme, en sa qualité de guide et de précepteur de ces hommes, comme on l’appelait, fît l’histoire presque quotidienne de faits où il n’avait aucune part active, et ce fut là encore un triomphe de Luther qu’il n’eut pas d’historiographe plus exact et plus assidu qu’Érasme. Mais quelle vie, mon Dieu ! que celle-là ! Quelle glèbe à retourner, quelle charrue à traîner, quelle pierre de Sisyphe à pousser ! N’avoir pas un jour dont on puisse dire : il est à moi ! voir passer tous les printemps et tous les étés sans avoir goûté ce que nous appelons le plaisir de renaître, et ce qui n’est que l’oubli de vieillir ; ne savoir la différence d’un beau jour et d’un jour de pluie que par les intermittences ou les redoublemens de sa gravelle ; se lever tous les matins avec le même poids à soulever, avec la même pierre à rouler, et se coucher avec le regret de ce qu’on laisse en arrière, et de ce que les visites d’amis, le temps des repas, vous ont dérobé de minutes ; se sentir, toute la nuit, dans des rêves pénibles, la poitrine oppressée par ce vampire qu’on appelle la réputation, et qui dévore jusqu’aux germes de vos pensées ; ne pouvoir s’échapper de ses travaux, mais y être parqué comme l’ouvrier l’est à sa pièce, toute sa vie, ou comme la fourmi, dont tous les mouvemens appartiennent à la fourmilière ; avoir perdu le sentiment de la solitude, du silence, du désintéressement d’esprit, exquises jouissances dont le goût s’émousse faute d’usage ; vivre