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que le mien. Jouissez-en, ne le dédaignez pas. Homme, vous avez encore dans les mains le trésor de vos belles années ; artiste, vous servez une muse plus féconde et plus charmante que la mienne. Vous êtes son bien-aimé, tandis que la mienne commence à me trouver vieux, et qu’elle me condamne d’ailleurs à des songes mélancoliques et solitaires qui tueraient votre précieuse poésie. Allez, vivez ! il faut le soleil aux brillantes fleurs de votre couronne ; le lierre et le liseron qui composent la mienne, emblèmes de liberté sauvage dont se ceignaient les antiques Sylvains, croissent à l’ombre et parmi les ruines. Je ne me plains pas de mon destin, et je suis heureux que la Providence vous en ait donné un plus riant ; vous le méritiez, et si je l’avais, Frantz, je voudrais vous le céder.

Je suis donc resté à ***, d’abord par force, maintenant par amour de la lecture et de la solitude ; plus tard, peut-être, y resterai-je par indolence et par oubli de moi-même et des heures qui s’envolent. Mais je veux vous faire part d’une bonne fortune qui m’est advenue dans cette retraite, et qui n’a pas peu contribué à me la faire aimer.

Vous qui lisez beaucoup, parce que vous n’avez pas le même respect que moi pour les livres (et vous avez raison, votre art doit vous faire dédaigner le nôtre), vous, dis-je, qui comprenez vite, et qui dévorez les volumes, vous ne savez ce que c’est que l’importance d’une lecture attentive et lente pour une âme paresseuse comme la mienne. Je ne suis pourtant pas de ceux qui attribuent aux livres une influence morale et politique bien sérieuse. La philosophie me paraît surtout la plus innocente de toutes les spéculations poétiques, et je pense que les ames d’exception, soit par leur force, soit par leur faiblesse, sont seules capables d’y puiser des résolutions et des encouragemens réels. Toute intelligence qui ne cherche pas sa conviction et sa lumière dans les leçons de l’expérience et de la réalité, et qui se laisse gouverner par des fictions, est organisée exceptionnellement. Si c’est en plus, elle s’exaltera et se fortifiera par les bonnes lectures ; si c’est en moins, elle y trouvera de grands sujets de consolation, ou peut-être elle s’affectera misérablement de ce qu’elle croira être sa condamnation. Dans l’un et l’autre cas, la lecture aura joué un rôle très