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L’ÉGYPTE MODERNE.

vigation du canal présente de remarquable. Mais nous avons à parler d’une autre voie qui, moins commode, est cependant plus prompte, quand un khamsyn[1] violent ralentit la marche des kanges ; cette voie, c’est le désert. Un jour que, retardée par le vent du sud, ma barque n’avançait pas au gré de mon impatience, je la quittai à six lieues d’Alexandrie, et, louant dans un village un chameau et deux ânes, je me dirigeai en droiture vers la prise d’eau du canal, à travers les sables qui s’étendent entre le Mahmoudieh et la branche de Rosette.

C’était au mois de mai ; la nuit avait été très fraîche, et dans la matinée d’épais nuages nous défendaient encore contre la chaleur du jour ; mais, à midi, toutes les vapeurs se dissipèrent, et l’atmosphère devint étouffante. Nous marchâmes d’abord sur un terrain crevassé, couvert tantôt de soude, tantôt d’une oseille rouge comme un pavé de granit. Bientôt toute végétation disparut, et le sol ne présenta plus qu’un sable fin et doré, largement ondé comme la mer par un vent frais, et en même temps ridé comme la surface d’un lac par une faible brise. Seulement ces flots et ces rides étaient immobiles : on eût dit un océan solidifié. Dans le vaste cercle qui se développait autour de nous, et dont nous formions le centre, rien n’apparaissait. Il n’y avait pas un souffle dans l’air, pas un nuage au ciel, pas une plante sur la terre. Quelquefois pourtant des oiseaux voyageurs, des autruches, des hérons blancs passaient au-dessus de nos têtes, ou venaient s’abattre avec confiance près de notre petite caravane. Nous fîmes une halte, et les deux Arabes qui m’accompagnaient se mirent en prières.

Pour nous, citadins du centre de l’Europe, ensevelis pour ainsi dire dans nos rues fangeuses, dans nos promenades alignées, dans nos maisons obscures, dans toute cette vie factice que l’habitude nous impose, les impressions que nous recevons encore du monde physique se bornent à peu près aux exhalaisons de nos ruisseaux. Aussi l’athéisme ou l’indifférence eurent-ils bon marché de nos tendances religieuses, dès que nos mœurs casanières nous eurent complètement soustraits à l’influence des merveilles de la nature. Nous avons perdu le sentiment de Dieu en nous interceptant la vue

  1. Vent de sud.