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LE CAPITAINE RENAUD.

Le vaisseau l’Orient était en face, seul à l’écart, grand et immobile. Devant lui vinrent passer lentement et l’un après l’autre tous les bâtimens de guerre, et je vis de loin Desaix saluer Bonaparte. Nous montâmes près de lui à bord de l’Orient. Enfin, pour la première fois je le vis.

Il était debout près du bord, causant avec Casa-Bianca, capitaine de vaisseau (pauvre Orient !), et il jouait avec les cheveux d’un enfant de dix ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de cet enfant sur-le-champ, et le cœur me bondit en voyant qu’il touchait le sabre du général. Mon père s’avança vers Bonaparte et lui parla long-temps. Je ne voyais pas encore son visage. Tout d’un coup il se retourna et me regarda ; je frémis de tout mon corps à la vue de ce front jaune et entouré de longs cheveux pendans et comme sortant de la mer tout mouillés, de ces grands yeux gris, de ces joues maigres, et de cette lèvre rentrée sur un menton aigu. Il venait de parler de moi, car il disait : « Écoute, mon brave ; puisque tu le veux, tu viendras en Égypte, et le général Vaubois restera bien ici sans toi avec ses quatre mille hommes, mais je n’aime pas qu’on emmène ces enfans ; je ne l’ai permis qu’à Casa-Bianca, et j’ai eu tort. Tu vas renvoyer celui-ci en France ; je veux qu’il soit fort en mathématiques, et s’il t’arrive quelque chose là-bas, je te réponds de lui, moi ; je m’en charge et j’en ferai un bon soldat. » En même temps il se baissa, et, me prenant sous le bras, m’éleva jusqu’à sa bouche et me baisa le front. La tête me tourna, je sentis qu’il était mon maître, et qu’il enlevait mon ame à mon père, que du reste je connaissais à peine, parce qu’il vivait à l’armée éternellement. Je crus éprouver l’effroi de Moïse berger, voyant Dieu dans le buisson. Bonaparte m’avait soulevé libre, et quand ses bras me redescendirent doucement sur le pont, ils y laissèrent un esclave de plus.

La veille je me serais jeté dans la mer si l’on m’eût enlevé à l’armée ; mais je me laissai emmener quand on voulut. Je quittai mon père avec indifférence, et c’était pour toujours ! Mais nous sommes si mauvais dès l’enfance, et, hommes ou enfans, si peu de chose nous prend et nous enlève aux bons sentimens naturels ! Mon père n’était plus mon maître, parce que j’avais