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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/324

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REVUE DES DEUX MONDES.

mande où est l’unité de ce programme gigantesque, je répondrai que toutes les parties de ce colosse sont réunies ensemble par un lien indissoluble, par la jalousie ombrageuse de Philippe ii. Quand il obéit aux dernières volontés de son père, il est jaloux ; il caresse don Juan pour le gouverner ; il l’attire à sa cour pour l’éblouir et l’habituer à l’obéissance. Quand il lui enlève Marie de Mendoza, c’est qu’il craint la postérité de son frère, c’est qu’il tremble que l’église ne réprouve le scandale de cet amour qui s’avoue à la face du ciel ; il est encore jaloux. Quand après la mort de don Carlos il confie ses armées à don Juan, c’est pour l’éloigner du trône ; il lui dit d’aller jouer sa vie pour la gloire, mais il espère que don Juan ne reviendra pas. Quand il l’envoie en Flandre, il prie Dieu pour que cette bourgeoisie furieuse le débarrasse d’un général trop célèbre ; et quand il accomplit le dessein de toute sa vie, le lendemain d’une victoire gagnée pour lui, ne couronne-t-il pas dignement cette tragédie à laquelle il travaillait depuis si long-temps ?

Si des cimes de l’histoire nous redescendons dans la plaine monotone que M. Delavigne appelle sa comédie historique, ne sommes-nous pas émus de pitié pour cet ouvrier patient qui prend un bloc de marbre, et qui, au lieu de l’équarrir hardiment, et d’y tailler une statue, le polit et l’use à sa manière, le creuse, le mine, le divise, l’éparpille en ruines, et n’arrive pas même à construire un pan de mur ?

Dans une comédie ainsi faite, la tâche des acteurs était difficile. La composition scénique de don Juan exigeait surtout une intelligence et une volonté supérieures à celle du poète ; car la perpétuelle pétulance que M. Delavigne a prêtée au frère de Philippe ii est d’un effet médiocre et ne peut intéresser pendant cinq heures. Je m’assure que si Talma eût accepté ce rôle, il en aurait varié la physionomie, à l’insu ou contre le gré de l’auteur. Il aurait fait sentir tout ce qu’il y a de romanesque et de mélancolique dans la singulière destinée du héros de Lépante. Il ne se serait pas laissé aller en toute occasion à l’emportement de sa jeunesse. Il se serait souvenu du trône placé si près de lui, et son ardeur belliqueuse se serait contenue pour ne pas effacer sous l’officier de fortune celui qui aurait pu être le roi. Firmin a compris autre-