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par des cris anglais. J’espérai un moment que le navire m’emportait bien loin de la France et que je ne verrais plus, le lendemain, ces côtes droites et blanches, coupées dans la bonne terre chérie de mon pauvre pays. — Je pensais que je serais ainsi délivré du désir perpétuel que me donnait cette vue, et que je n’aurais pas du moins ce supplice de ne pouvoir même songer à m’échapper sans déshonneur, supplice de Tantale où une soif avide de la patrie devait me dévorer pour long-temps. J’étais accablé de ma solitude et je souhaitais une prochaine occasion de me faire tuer. Je rêvais à composer ma mort habilement et à la manière grande et grave des anciens. J’imaginais une fin héroïque et digne de celles qui avaient été le sujet de tant de conversations de pages et d’enfans guerriers, l’objet de tant d’envie parmi mes compagnons. J’étais dans ces rêves qui, à dix-huit ans, ressemblent plutôt à une continuation d’action et de combat qu’à une sérieuse méditation, lorsque je me sentis doucement tirer par le bras, et, en me retournant, je vis, debout derrière moi, le bon amiral Collingwood.

Il avait à la main sa lunette de nuit et il était vêtu de son grand uniforme avec la rigide tenue anglaise. Il me mit une main sur l’épaule d’une façon paternelle, et je remarquai un air de mélancolie profonde dans ses grands yeux noirs et sur son front. Ses cheveux blancs, à demi poudrés, tombaient assez négligemment sur ses oreilles, et il y avait, à travers le calme inaltérable de sa voix et de ses manières, un fonds de tristesse profonde qui me frappa ce soir-là surtout, et me donna pour lui, tout d’abord, plus de respect et d’attention.

— Vous êtes déjà triste, mon enfant, me dit-il. — J’ai quelques petites choses à vous dire ; voulez-vous causer un peu avec moi ?

Je balbutiai quelques paroles vagues de reconnaissance et de politesse qui n’avaient pas le sens commun probablement, car il ne les écouta pas, et s’assit sur un banc, me tenant une main. J’étais debout devant lui.

Vous n’êtes prisonnier que depuis un mois, reprit-il, et je le suis depuis trente-trois ans. Oui, mon ami, je suis prisonnier de la mer, elle me garde de tous côtés : toujours des flots et des flots ; je ne vois qu’eux, je n’entends qu’eux. Mes cheveux ont blanchi