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s’étaient affaiblies. Enfin, le maître chez lequel il travaillait lui déclara un jour qu’il n’avait plus d’ouvrage à lui donner, et Pierre se trouva sur le pavé de Paimpol, sans emploi et sans ressources.

Pierre était timide, peu remuant. La nécessité de quitter son pays, de chercher ailleurs du travail, était déjà pour lui bien pénible ; mais ce qui la rendait insupportable, c’était la pensée de se séparer d’Yvonne Habasque avec laquelle il avait grandi et qu’il aimait depuis sa première communion. Yvonne était une jeune couturière de Paimpol qui travaillait tous les jours pendant douze heures à sa fenêtre, près d’un vieux pot de cuisine ébréché dans lequel elle avait planté une giroflée jaune ; qui se confessait régulièrement tous les mois, et dont la voix douce ne chantait jamais que des sônes mélancoliques ou des noëls pieux. Elle vivait avec sa mère, qui gagnait péniblement sa vie à porter de l’eau et à laver pour les bourgeois. Tous les soirs Pierre venait causer avec la mère et la fille, et le dimanche, en été, il les conduisait, après vêpres, dans les champs pour ramasser des mûres et des noisettes ; l’hiver, il leur faisait, tout haut, une lecture dans un Guide du chrétien. Ils menaient une vie pure, charmante, sans ennuis, sans regrets et sans impatience ; une vie de foi et d’amour comme on en voit encore décrite dans les livres, mais comme on n’en trouve plus guère par le monde.

Les deux jeunes gens savaient qu’ils devaient se marier un jour, quoiqu’ils ne se le fussent jamais dit. C’était un de ces engagemens tacites que l’on contracte par des habitudes plutôt que par des paroles, mais qui n’en sont pas moins sacrés. Aussi, lorsque Pierre vint annoncer à Yvonne qu’il était renvoyé de chez son patron, et qu’il lui fallait quitter Paimpol, la pauvre fille resta frappée de stupéfaction et de douleur. Pendant quelque temps les deux enfans ne surent que pleurer ensemble, sans songer à autre chose qu’à l’affreuse pensée de se quitter. Avec la nonchalance habituelle à tous les caractères faibles qui fuient moins la souffrance que l’action, ils restèrent sous la couronne d’épines, songeant aux blessures qu’elle leur faisait au front, et non aux moyens de s’en délivrer. Par bonheur, la mère d’Yvonne Habasque était une femme pratique qui avait mis son cœur à l’abri sous la rude écorce de son bon sens et qui ne se désolait qu’en dernier ressort. Après avoir laissé quelque temps les deux enfans pleurer, elle vint jeter brusquement sa parole positive au milieu de leurs plaintes, et les avertir qu’il était nécessaire de prendre une résolution. Enfin, après beaucoup de débats et de projets, il fut convenu que Pierre partirait au plus tôt pour trouver du travail, et qu’il reviendrait dès qu’il gagnerait assez pour se charger d’une femme. Trois années étaient jugées nécessaires pour atteindre ce résultat.