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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/442

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REVUE DES DEUX MONDES.

Avec ça, la plus belle bête perd son prix. Je donnerais cinq cents francs de la jument grise…

— Chut ! lui dit l’entremetteur, le paysan vous entend.

— Qu’est-ce que ça me fait ? Je te dis que je donnerais cinq cents francs de la jument, si on voulait lui changer la tête ; mais comme elle est, je n’en donnerai pas la moitié.

Pendant toute cette conversation, qui avait lieu à deux pas du vieux paysan breton à qui l’aubergiste avait donné le nom de Bervic, celui-ci était demeuré immobile et ne semblait avoir rien entendu. Ce ne fut qu’au moment où le maquignon s’approcha davantage et se mit à tâter le cheval, qu’il parut l’apercevoir.

— Vous vouloir acheter mon cheval ? dit-il à Michel en souriant.

Michel le regarda avec surprise. — Ah ! tu parles français, toi ? dit-il. C’est bien heureux. Eh bien ! voyons ; combien veux-tu de ta bête ?

Le paysan ne répondit pas, et se mit à refaire tranquillement une des tresses de la crinière.

Peguemen ar quezecq[1] ? répéta l’entremetteur.

Même silence.

— Ah çà ! quelle langue entend-il donc cet animal-là ? cria le Normand.

Bervic se détourna comme s’il avait deviné qu’on lui parlait ; il parut inquiet, et regarda alternativement Michel et son compagnon.

Petra a lavar an aoutrou[2] ? demanda-t-il à ce dernier.

L’entremetteur le lui répéta en breton. Bervic pencha la tête pour écouter, mais parut n’avoir saisi que quelques mots.

Me a zo houzard[3], dit-il en haussant les épaules.

— Il est sourd ? dit Michel, qui entendait le breton aussi bien que son interprète. Que le diable emporte la brute ! on ne pourra pas lui faire entendre un seul mot.

Le paysan sourit au maquignon, et lui répéta, dans son mauvais français : — Moi suis sourd… sourd.

— Eh ! je le vois bien, sauvage, répondit Michel.

Il s’approcha de l’oreille de Bervic, et lui cria en faisant un porte-voix de ses deux mains : — Combien ta jument ?

— Mille francs, répondit Bervic en breton.

L’entremetteur répéta le prix au Normand. Celui-ci haussa les épaules, et, par habitude, comme si le vendeur eût dû l’entendre, il

  1. Combien la jument ?
  2. Que dit le monsieur ?
  3. Je suis sourd.