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qu’à remuer des vices qui, fiers de ce que vous les peignez, viennent se mirer dans votre tableau et se trouver beaux. — Il est vrai que cela vous est égal, mais mon simple et bon Collingwood m’avait pris vraiment en amitié, et ma conduite ne lui était pas indifférente. Aussi trouva-t-il d’abord beaucoup de plaisir à me voir livré à des études sérieuses et constantes. Dans ma retenue habituelle et mon silence il trouvait aussi quelque chose qui sympathisait avec la gravité anglaise, et il prit l’habitude de s’ouvrir à moi dans mainte occasion et de me confier des affaires qui n’étaient pas sans importance. Au bout de quelque temps on me considéra comme son secrétaire et son parent, et je parlais assez bien l’anglais pour ne plus paraître trop étranger.

Cependant c’était une vie cruelle que je menais, et je trouvais bien longues les journées mélancoliques de la mer. Nous ne cessâmes, durant des années entières, de rôder autour de la France, et sans cesse je voyais se dessiner à l’horizon les côtes de cette terre que Grotius a nommée : — le plus beau royaume après celui du ciel ; — puis nous retournions à la mer, et il n’y avait plus autour de moi, pendant des mois entiers, que des brouillards et des montagnes d’eau. Quand un navire passait près de nous ou loin de nous, c’est qu’il était anglais ; aucun autre n’avait permission de se livrer au vent, et l’Océan n’entendait plus une parole qui ne fût anglaise. Les Anglais même en étaient attristés et se plaignaient qu’à présent l’Océan fût devenu un désert où ils se rencontraient éternellement, et l’Europe une forteresse qui leur était fermée. — Quelquefois ma prison de bois s’avançait si près de la terre, que je pouvais distinguer des hommes et des enfans qui marchaient sur le rivage. Alors le cœur me battait violemment et une rage intérieure me dévorait avec tant de violence, que j’allais me cacher à fond de cale, pour ne pas succomber au désir de me jeter à la nage ; mais quand je revenais auprès de l’infatigable Collingwood, j’avais honte de mes faiblesses d’enfant ; je ne pouvais me lasser d’admirer comment à une tristesse si profonde il unissait un courage si agissant. Cet homme, qui depuis quarante ans ne connaissait que la guerre et la mer, ne cessait jamais de s’appliquer à leur étude comme à une science inépuisable. Quand un navire était las, il en montait un autre comme un cavalier impitoyable ; il les