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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/567

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HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

m’en passer… » Reconnaissant d’un tel cadeau, il resta sourd à toute autre insinuation du grand seigneur son ami. On n’était pourtant pas loin du temps où certains grands offraient au spirituel railleur Guy-Patin un louis d’or sous son assiette, chaque fois qu’il voudrait venir dîner chez eux. On se serait arraché Bayle s’il avait voulu, car il était devenu, du fond de son cabinet, une espèce de roi des beaux-esprits. Le plus triste endroit de la vie de Bayle, est l’affaire assez tortueuse de l’Avis aux Protestans, soit qu’il l’ait réellement composé, soit qu’il l’ait simplement revu et fait imprimer. Sa sincérité dut souffrir d’être si à la gêne et réduite à tant de faux-fuyans.

Bayle restera-t-il ? est-il resté ? demandera quelqu’un ; relit-on Bayle ? Oui, à la gloire du génie critique, Bayle est resté et restera autant et plus que les trois quarts des poètes et orateurs, excepté les très-grands. Il dure, sinon par telle ou telle composition particulière, du moins par l’ensemble de ses travaux. Les neuf volumes in-folio que cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses Œuvres diverses, préférables au Dictionnaire, bien que moins connues, sont une des lectures les plus agréables et commodes. Quand on veut se dire que rien n’est bien nouveau sous le soleil, que chaque génération s’évertue à découvrir ou à refaire ce que ses pères ont souvent mieux vu, qu’il est presque aussi aisé en effet de découvrir de nouveau les choses que de les déterrer de dessous les monceaux croissans de livres et de souvenirs ; quand on veut réfléchir sans fatigue sur bien des suites de pensées vieillies ou qui seraient neuves encore, oh ! qu’on prenne alors un des volumes de Bayle et qu’on se laisse aller. Le bon et savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus supporter que cette lecture d’érudition digérée et facile. La lecture de Bayle, pour parler un moment son style, est comme la collation légère des après-disnées reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le dessert de ces heures médiocrement animées que l’étude désintéressée colore, et qui, si l’on mesurait le bonheur moins par l’intensité et l’éclat que par la durée, l’innocence et la sûreté des sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie.


Sainte-Beuve.