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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/632

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REVUE DES DEUX MONDES.

en langage de convention ! Et dans la foule, combien de Gilbert, de Rousseau sans génie ou d’un génie inculte, qui n’ont rien dit ! Combien dans cette foule obscure, sous le tourbillon qui passe et repasse, devant ce fleuve qui ronge sa rive incessamment, oh ! combien de regrets furtifs, de chocs au son étouffé, d’ames qui se tordent silencieusement sous une pression inouie, d’espérances dont la fleur se ferme et reste fraîche encore un soir ; mais qui, hélas ! mourront demain, tige et fleur, déracinées par le courant. Et ces femmes aux corps si pâles et creux, voyez-les rire et danser dans les cimetières. Elles ont encore une fois goûté aux fruits de la science, et les voilà mortes ! Regardez-les qui, au lieu de se lamenter, se livrent toutes froides à l’étreinte et aux baisers des cadavres… Elles sourient ! est-ce de plaisir ? non ; car leur pâleur est plus livide, leurs dents claquent de froid. Un mystérieux instinct leur a-t-il donc révélé que Dieu, la vie, l’amour, sont toujours là au fond, qui demandent, pour se transfigurer, ce long et horrible embrassement de l’homme et de la mort ? Assez de dédain sur ces femmes ; c’est maintenant l’heure de pleurer. Croyez-vous donc qu’avant de rire sans joie et de se donner sans amour, avant de mourir, en un mot, on n’ait pas souffert ? Et si, pour les noms illustres, on dédaignait moins l’humble foyer des villes et les retraites au fond des campagnes, ne croyez-vous pas que plus d’une mère, d’une vierge pure se rencontrerait çà et là assise à l’abri du vent, soucieuse, et se demandant pourquoi les dieux et les amours s’en vont ? ou bien agenouillée devant son vieil autel, ou bien jetant vers le dieu inconnu ses jeunes amours qui défient la sécheresse et la souillure ? Romanciers, voilà votre domaine. À vous de chercher là, sur ce sol maudit, quelques vallons ignorés où les eaux, bien qu’agitées et assombries, soient encore fraîches et pures, où un peu de verdure brunissante se courbe et se relève sous le vent qui souffle. Et si c’est votre fantaisie de faire intervenir là un des géants de l’époque, poète, croyez-moi, laissez la figure monumentale se dresser à l’horizon lointain. Que ce soit, si l’on veut, la montagne dont les lignes flottantes et les voix confuses, qui cherchent et chantent l’infini, ne sauraient se ployer à la précision de la figure humaine et du langage humain.

Est-ce là tout ? Hors de ce monde superficiel de la réalité et des accidens, l’artiste n’a-t-il rien à faire ? De l’effroi, de la plainte, et, par intervalles, un rayon d’espoir, c’est beau ; mais le grand hymne où est-il, et qui le chantera ? La cordillère nue et brûlée est triste à voir : que l’on pleure à son aspect, que l’on recueille pieusement çà et là les maigres touffes de verdure ; c’est bien. Mais ensuite, si l’on est homme