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désir de contempler ce beau site et de monter jusqu’à la tour où, dans mon adolescence, je venais rêver comme vous, monsieur Féline. Oui, j’y suis venu souvent avec votre oncle, lorsqu’il n’était encore que séminariste ; nous y avons parlé plus d’une fois de l’incertitude de l’avenir et des vicissitudes de la fortune. La ruine de ma caste était assez imminente alors, pour qu’il pût me prédire les désastres qui m’attendaient. Il me prêchait le courage, le détachement, le travail… Oui, mon cher monsieur, continua le comte en voyant que Simon l’écoutait avec intérêt, et je puis dire que ses bons conseils n’ont pas été entièrement perdus Je n’ai pas été de ceux qui passèrent le temps à se lamenter, ou qui oublièrent leur dignité jusqu’à tendre la main. J’ai pensé que travailler était plus noble que mendier. Et puis je suis un franc Marchois, voyez-vous. J’avais emporté d’ici l’instinct industrieux qui n’abandonne jamais le montagnard. Savez-vous ce que je fis ? Je réalisai le produit de quelques diamans que j’avais réussi à sauver ainsi qu’un peu d’or ; j’achetai un petit fonds de commerce, et je me fixai dans une ville où le négoce commençait à fleurir. Les affaires de Trieste prospérèrent vite, et les miennes par conséquent. Nous étions là une colonie de transfuges de tous pays : Français, Anglais, Orientaux, Italiens. Les habitans nous accueillaient avec empressement. Les débris de la noblesse vénitienne à laquelle on avait arraché sa forme de gouvernement et jusqu’à sa nationalité, vinrent plus tard se joindre à nous, pour acquérir ou pour consommer. Oh ! maintenant, Trieste est une ville de commerce d’une grande importance. J’en revendique ma part de gloire, entendez-vous ? On a dit assez de mal des émigrés, et la plupart d’entre eux l’ont mérité ; il est juste que l’on ne confonde pas les boucs avec les brebis, comme disait le bon abbé Féline ! J’ai reçu plusieurs lettres de lui, dans mon exil, et je les ai conservées ; je vous les ferai voir. Elles sont pleines d’approbation et d’encouragement. Ce sont là des titres véritables, monsieur Féline ; on peut en être fier, n’est-ce pas ? — Non è vero, Fiamma ? ajouta-t-il en se tournant, avec la vivacité inquiète et un peu triviale qui caractérisait ses manières, vers la jeune dame qui l’accompagnait, et qui depuis un instant seulement s’était rapprochée de lui.

La personne qui portait ce nom étrange, ne répondit que par un signe de tête, mais en ce moment elle releva son ombrelle, et ses yeux rencontrèrent ceux de Simon Féline.