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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/156

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REVUE DES DEUX MONDES.

Le comte, qui n’aimait rien tant que de parler de lui, de sa famille et de ses affaires, satisfît la curiosité feinte ou réelle de son interlocuteur.

— J’ai épousé une Vénitienne, répondit-il, et j’ai eu le malheur de la perdre il y a quelques années ; c’est ce qui m’a dégoûté de l’Italie. C’était une Falier, grande famille qui reçut une rude atteinte dans la personne de Marino, le doge décapité ; vous savez cette histoire ? Les descendans ont été ruinés du coup, ce qui ne les empêche pas d’être d’une illustre race… Au reste, ce sont là des vanités dont la raison de notre siècle fait justice. Ce qui fait la véritable puissance, aujourd’hui, ce n’est pas le parchemin, c’est l’argent… Eh ! eh ! n’est-ce pas, monsieur Féline ? — Non è vero, Fiamma ?

E l’onore prononça derrière l’ombrelle une voix à la fois mâle et douce, qui fit tressaillir Simon.

Ce timbre pectoral et grave des femmes italiennes, indice de courage et de générosité, n’avait jamais frappé son oreille. Quand une Française n’a pas une voix flûtée, elle a une voix rauque et choquante. Il n’appartient qu’aux ultramontaines d’avoir ces notes pleines et harmonieuses, qui font douter au premier instant si elles sortent d’une poitrine de femme, ou de celle d’un adolescent. Cet organe sévère, cette réponse fière et laconique, détruisirent un instant les préventions défavorables de Simon. Le comte parut un peu confus, même un peu mécontent ; mais il se hâta de parler d’autre chose. Il semblait dominé par la supériorité de sa fille ; du moins, malgré le peu d’attention qu’elle accordait à la conversation, marchant toujours deux pas en arrière et ne répondant que par monosyllabes, il ne pouvait résister à l’habitude d’invoquer toujours son suffrage et de terminer toutes ses périodes par ce non è vero, Fiamma ? qui produisait un effet magnétique sur Simon et le forçait de reporter ses regards sur la silencieuse Italienne.

Quoique le comte de Fougères eût complètement détruit l’idée que Simon s’était faite de la morgue et des prétentions ridicules d’un émigré redevenu seigneur de village, il était bien loin d’avoir gagné son cœur par ses cajoleries. Il est vrai que Simon le prenait pour un excellent homme, plein de franchise et d’abandon ; néanmoins, et comme si l’esprit de contradiction se fût emparé de son jugement, il était choqué de ce je ne sais quoi de bourgeois que