Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
REVUE DES DEUX MONDES.

Ces deux illustres contemporains se rencontrèrent sur le même sol. Je vous ai nommé plus haut les étrangers, leurs compagnons de gloire. La France, la moins bien partagée alors dans les lettres, ne nous offre qu’Amyot, de Thou, Ronsard et Montaigne ; esprits d’un moindre vol, Hardy et Garnier balbutiaient à peine les premiers accens de notre Melpomène. Toutefois la mort de Rabelais n’avait précédé que de quinze années la naissance de Shakespeare : le bouffon eût été de taille à se mesurer avec le tragique.

Celui-ci avait déjà passé trente-un ans sur la terre, quand l’infortuné Tasse et l’héroïque Ercilla la quittèrent, tous deux morts en 1595. Le poète anglais fondait le théâtre de sa nation, lorsque Lope de Vega établissait la scène espagnole ; mais Lope eut un rival dans Caldéron. L’auteur du Meilleur Alcade était embarqué en qualité de volontaire sur l’Invincible Armada, au moment où l’auteur de Falstaff calmait les inquiétudes de la belle Vestale, assise sur le trône d’Occident.

Le dramatiste castillan rappelle cette fameuse flotte dans la Fuerza lastimosa : « Les vents, dit-il, détruisirent la plus belle armée navale qu’on ait jamais vue. » Lope venait l’épée au poing assaillir Shakespeare dans ses foyers, comme les Ménestrels de Guillaume-le-Conquérant attaquèrent les Scaldes d’Harrold. Lope a fait de la religion ce que Shakespeare a fait de l’histoire : les personnages du premier entonnent sur la scène le Gloria patri entrecoupé de romances ; ceux du second chantent des ballades égayées des lazzi du fossoyeur.

Blessé à Lépante en 1570, esclave à Alger en 1575, racheté en 1581, Cervantes, qui commença dans une prison son inimitable comédie, n’osa la continuer que long-temps après, tant le chef d’œuvre avait été méconnu ! Cervantes mourut la même année et le même mois que Shakespeare : deux documens constatent la richesse des deux auteurs.

William Shakespeare, par son testament, lègue à sa femme le second de ses lits après le meilleur ; il donne à deux de ses camarades de théâtre trente-deux shellings pour acheter une bague ; il institue sa fille aînée, Suzanne, sa légataire universelle ; il fait quelques petits cadeaux à sa seconde fille Judith, laquelle signait une croix au bas des actes, déclarant ne savoir écrire.

Michel Cervantes reconnaît par un billet qu’il a reçu en dot de sa