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Chaque contrée a sa poésie populaire, expression fidèle du caractère de ses habitans, de leurs mœurs, de leurs préjugés et du degré de culture auquel ils sont parvenus. Elle s’altère plus vite, et s’efface chez les peuples qui ont de fréquentes communications au dehors et qui se modifient par leur contact avec les autres peuples. À mesure que les lumières se répandent à travers la société ; à mesure que d’un idiome, d’abord informe et confus, on voit se dégager les premiers élémens d’une langue plus correcte, la poésie populaire perd une partie de son pouvoir. Avec les progrès de la langue, arrivent les règles grammaticales ; avec la syntaxe, on crée la prosodie. Ce qui n’était primitivement qu’un cri de l’ame, une émanation libre et spontanée de la pensée, devient un sujet d’études, un art établi sur des combinaisons prévues et astreint à des règles précises. Il n’y avait autrefois qu’une seule et unique poésie ; dès ce moment il y en a deux : la poésie du monde lettré, la poésie écrite, que l’on accueille dans les salons, que l’on couronne dans les académies, et la poésie populaire qui devient le partage de la foule ignorante, et qui, à mesure que cette foule s’éclaire, descend de degrés en degrés les échelons de la société jusqu’à ce qu’elle tombe enfin dans l’oubli.

Il existe en Allemagne une légende où se trouve bien exprimé l’état d’abandon de cette poésie, et le respect que le peuple lui conserve encore, tout en la délaissant.

Un joueur de vielle qui a long-temps parcouru le monde et émerveillé les bourgeois de la cité et les paysans du village avec ses contes et ses chansons, se voit un jour tellement abandonné, tellement pauvre, que ne sachant plus à qui avoir recours, il entre, pieds nus, avec ses habits en lambeaux, dans une église pour y chercher un asile. Au fond d’une chapelle, il aperçoit une statue de sainte Cécile habillée magnifiquement, portant une couronne étincelante sur la tête et des souliers d’argent aux pieds. Or, comme sainte Cécile est la patrone des musiciens, le pauvre joueur de vielle ne croit pouvoir mieux faire que de s’adresser à elle. Le voilà donc qui se recueille, rappelle ses chansons les plus belles, et les chante avec ardeur et enthousiasme comme il les chantait dans sa jeunesse au milieu de la foule empressée de l’entendre. Tout à coup la statue de la sainte s’anime, elle s’incline, et prenant un de ses jolis souliers d’argent dont la piété des fidèles lui avait fait hommage, elle le donne à l’artiste. Le bon joueur de vielle le reçoit en remerciant de tout son cœur la généreuse sainte Cécile, et ne perd pas un moment pour aller le vendre à un orfèvre. Mais le soulier est reconnu, et le malheureux vieillard est arrêté, mis en prison, et condamné à mort comme voleur et sacrilége. Au moment où on le conduit au supplice, il demande comme une dernière grace la permission de s’agenouiller encore aux pieds de sainte Cécile. On la lui accorde. Arrivé devant