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toire est on ne peut plus animée et dramatique. La nature a, il est vrai, mis à chaque pas dans ce pays une enceinte de rochers et de montagnes, comme pour le garantir contre toute agression. Mais au sommet de ces montagnes, sur la cime de ces rochers, jadis les oppresseurs de la Suisse avaient élevé leurs remparts. Chaque vallée avait son maître, chaque ville sa forteresse. Le despotisme se posait là-haut, les armes à la main, et le peuple gémissait à ses pieds. Il lui a fallu des siècles entiers pour renverser ces tours menaçantes qu’il avait lui-même aidé à construire.

La Suisse, restreinte dans ses limites géographiques, n’a jamais pu penser à étendre son influence au dehors, et comme elle ne songeait point à inquiéter ses voisins, elle avait le droit de penser que ses voisins ne l’inquiéteraient pas. Mais elle était placée entre de grands états qui, la voyant faible, trouvaient fort commode de se la partager. Ainsi, son histoire est toute contenue dans ses limites territoriales. Elle ne va pas chercher l’ennemi, elle le repousse. Ses champs de bataille, ce sont ses vallées, ses côteaux, c’est Sempach, c’est Morat ; elle illustre elle-même par son héroïsme le pays qu’elle occupe ; elle ne porte pas la guerre au-delà de ses montagnes, mais cette guerre revient à tout instant la provoquer et lui mettre les armes à la main.

Voici d’abord venir ses princes et abbés qui l’oppriment, ces puissans comtes de Toggenbourg[1], de Kybourg et de Neuchâtel qui l’accablent de corvées et d’impôts. La Suisse est patiente. Elle souffre long-temps ; elle voit s’élever la forteresse de ses maîtres, et elle ne dit rien ; elle passe devant le chapeau insolent de Gessler, et elle s’incline. Quand elle se sent lasse enfin de porter le joug ; quand la mesure de ses maux est comblée, elle hésite encore, elle ne se lève pas en masse. Son pacte de confédération ne s’agrandit que peu à peu. Trois hommes seuls s’en vont au Rutli prêter le serment de liberté, et quand la flèche de Guillaume Tell déchire la poitrine de Gessler, Guillaume Tell est seul entre les rochers. Mais une fois la première étincelle jetée, l’incendie s’allume et court de canton en canton, de village en village. Chacun se souvient des injustices qu’il a subies et des vengeances à exercer. En vain les anciens maîtres de la Suisse se retranchent dans leurs remparts, et rassemblent leurs vassaux ; le peuple ne s’effraie ni des cris de mort lancés contre lui, ni du nombre de ses adversaires. Le beffroi sonne dans la cité, et le village et la chaumière y répondent. Le

  1. C’est un de ces comtes de Toggenburg qui, trouvant un jour l’anneau de sa femme au doigt d’un de ses serviteurs, fit écarteler ce malheureux, et jeta la comtesse par la fenêtre, sans autre forme de procès. L’anneau avait été pris par un corbeau, et retrouvé par le domestique, qui se disposait à le rendre, quand le farouche comte lui fit si lestement son procès.