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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/26

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REVUE DES DEUX MONDES.

Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendré l’Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu’au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, Lafontaine, Molière, viennent de sa descendance. L’Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott.

On renie souvent ces maîtres suprêmes ; on se révolte contre eux ; on compute leurs défauts ; on les accuse d’ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout se teint de leurs couleurs ; partout s’impriment leurs traces : ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs dires et leurs expressions deviennent proverbes ; leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts : leurs œuvres sont les mines inépuisables ou les entrailles mêmes de l’esprit humain.

De tels génies occupent le premier rang ; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d’abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre ou cinq races d’hommes dont les autres ne sont que des nuances ou des rameaux. Donnons-nous garde d’insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissans ; n’imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons nu et endormi, à l’ombre de l’arche échouée sur les montagnes d’Arménie, l’unique et solitaire nautonnier de l’abîme. Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après l’épuisement des cataractes du ciel : pieux enfans bénis de notre père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.

Shakespeare, de son vivant, n’a jamais pensé à vivre après sa vie : que lui importe aujourd’hui mon cantique d’admiration ? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d’après les vérités ou les erreurs dont l’esprit humain est pénétré ou imbu, que fait à Shakespeare une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu’à lui ? Chrétien, au milieu des félicités éternelles, s’occupe-t-il du néant du monde ? Déiste, dégagé des ombres de la lumière,