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souverain bien, qui pourtant équivaut à la question même de la philosophie. Il crut que les anciens entendaient par là un état de félicité parfaite ; il crut que les stoïciens, par exemple, se vantaient d’être insensibles et invulnérables ; il ne comprit pas qu’on pût faire intervenir les ressources de la vertu dans une question de sensations agréables ou douloureuses. En un mot tout dans cette grande tentative des diverses philosophies grecques lui parut complètement absurde. « Le bien-être est rare, dit-il ; le souverain bien en ce monde ne pourrait-il pas être regardé comme souverainement chimérique ? Les philosophes grecs discutèrent longuement, à leur ordinaire, cette question. Ne vous imaginez-vous pas, mon cher lecteur, voir des mendians qui raisonnent sur la pierre philosophale ? Le souverain bien ! quel mot ! Autant aurait-il valu demander ce que c’est que le souverain bleu, ou le souverain ragoût, le souverain marcher, le souverain lire, etc. Chacun met son bien où il peut, et en a autant qu’il peut, à sa façon, et à bien petite mesure[1]. »

Il faut convenir que jamais Voltaire ne se montra plus superficiel. Quelle est votre condition dans cette vie ? De quel œil devons-nous considérer les biens et les maux qui s’y rencontrent ? De la réponse que nous nous faisons à cette question naît en nous une certaine conviction philosophique ou religieuse, qui nous constitue en présence de ces biens et de ces maux, ne nous abandonne plus ensuite, et nous sert à supporter les uns et à jouir convenablement des autres. Sans cette conviction, nous ne sommes que des enfans déraisonnables ; nous sommes, comme dit Fontenelle, abandonnés au hasard, ou à l’action de la Providence. Avec cette conviction, au contraire, nous sommes des hommes ; nous avons en nous un principe d’action, un point d’appui, autre que nos passions, pour réagir sur nos passions et sur le monde extérieur. Voilà la différence d’un homme qui a une religion ou une philosophie, ce qui est la même chose, à un homme qui en est destitué. Est-il étonnant que tout le travail de l’humanité ait consisté dans l’édification des diverses doctrines sur le souverain bien ?

Laissons donc de côté les badinages de Voltaire, et résumons en quelques traits la tradition du genre humain.

  1. Dictionnaire philosophique.