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contenait six cent mille volumes : ce que devint ce trésor de l’esprit humain, nul ne le sait. Origine, religion, mœurs, tout était différent entre les vainqueurs et les vaincus ; ils ne parlaient pas la même langue. Les Musulmans emportèrent avec eux la clé qui ouvrait la porte des palais enchantés, et l’arbre de la poésie arabe, arraché de la terre d’Espagne, ne fleurit plus que dans les jardins du Généralif et de l’Alhambra.

Quant à la poésie nationale, dont le premier chant devait être la louange du Cid, elle n’était pas encore née.

La France, toute germanique sous les deux premières races, s’était nationalisée sous la troisième. Le système féodal de Hugues Capet avait succédé à l’empire unitaire de Charlemagne. La langue que devaient écrire Corneille et parler Bossuet, mélange de celtique, de latin, de teuton et d’arabe, s’était définitivement séparée en deux idiomes et fixée aux deux côtés de la Loire ; mais, comme les productions du sol, elle avait éprouvé l’influence bienfaisante et active du soleil méridional, et la langue des troubadours était déjà arrivée à sa perfection, lorsque celle des trouvères, comme les fruits de leur terre du nord, avait encore besoin de cinq siècles pour parvenir à sa maturité. Aussi la poésie jouait-elle un grand rôle au sud de la Loire ; pas une haine, pas un amour, pas une paix, pas une guerre, pas une soumission, pas une révolte qui ne fût chantée en vers ; bourgeois ou soldat, vilain ou baron, noble ou roi, tout le monde parlait et entendait cette douce langue, et l’un de ceux qui lui prêtait ses plus tendres et ses plus mâles accens, était ce Bertrand de Born, que Dante rencontra dans les fosses maudites, portant sa tête à sa main, et qui lui parla avec cette tête[1].

La poésie provençale était donc arrivée à son apogée, lorsque Charles d’Anjou, à son retour d’Égypte où il avait accompagné son frère Louis ix, s’empara, avec l’aide d’Alphonse, comte de Toulouse et de Poitiers, d’Avignon, d’Arles et de Marseille. Cette conquête réunit au royaume de France toutes les provinces de l’ancienne Gaule, situées à la droite et à la gauche du Rhône ; la vieille civilisation romaine, ravivée au ixe siècle par la conquête arabe, fut

  1. Sappi ch’i’ son Bertram dal Bornio, quelli
    Che diedi al re Giovanni i ma’ conforti.

    Inf. c. xxviii.