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chrétien, malade, dénué de tout, obsédé, qui aspirait à la mort comme à une délivrance et à une réparation éternelle ? « Je suppose que tu sois réservé à la longue vieillesse de Nestor, dit-il ailleurs, les longues années sont grosses d’une infinité de maux. Nous jouons avec la vie, pensant que la mort est bien loin de nous ; mais la mort est cachée dans notre sein. Dès la première heure de notre naissance, la mort et la vie cheminent ensemble du même pas. Nous mourons lentement ; pendant que nous parlons, nous mourons[1]. »

Voilà de tristes et hautes pensées chrétiennes. Thomas Morus devait commencer et finir par là.

Dès l’âge de dix-huit ans il avait pris pour son héros Pic de la Mirandole, dont il écrivit en anglais la vie si pieuse et si savante, et dont il mit en vers les douze Règles pour exciter et diriger un homme dans la bataille spirituelle[2], poème singulier où tous les préceptes sont donnés par douzaine, et où l’on remarque, outre les douze règles, douze propriétés ou conditions d’un amant, au sens spirituel, et les douze épées qui doivent servir à l’homme dans cette bataille mystique[3]. Le jeune Morus rêvait une vie comme celle de Pic de la Mirandole, tout abîmée dans la science et dans Dieu. Il cherchait dans l’étude et dans la méditation le secret de ce grand savoir et de cette grande piété qui n’ont fait de Pic de la Mirandole ni un savant ni un saint.

Les débuts littéraires de Thomas Morus causèrent quelque sensation dans l’Europe savante. On en parlait à Louvain, à Londres, à Paris ; Érasme, Budé, Beatus Rhenanus, les connaissaient et s’en écrivaient. On trouvait l’auteur naïf, ingénieux, bon latiniste[4]. Ses épigrammes surtout étaient fort goûtées et fort répandues : elles n’avaient pas été imprimées, mais on les copiait et on les colportait.

  1. Œuvres latines.
  2. Œuvres latines. — English Works, p. 21.
  3. Ces douze épées sont : — 1o Peu de plaisir et court plaisir ; 2o les suivans sont peine et tristesse ; 3o la perte de la meilleure chose ; 4o cette vie n’est qu’un rêve et une ombre ; 5o la mort est sous notre main et imprévue ; 6o la crainte de partir dans l’impénitence ; 7o éternelle joie, éternelle peine ; 8o la nature et la dignité de l’homme ; 9o la paix d’une bonne ame ; 10o les grands bienfaits de Dieu ; 11o la croix douloureuse du Christ ; 12o le témoignage des martyrs et les exemples des saints.
  4. Candidus est, argutus, latinus. (Lettre de Beatus Rhenanus)