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magnifiques dons de la nature et les symboles sacrés de l’innocence[1]. »

On peut apprécier, par ce touchant récit des combats intérieurs de Morus, quelle force avaient alors les idées religieuses, et ce qu’elles pouvaient obtenir d’un homme tourmenté par ses sens, pour qui tout était tentation, piège, occasion de chute. Changez les temps, retirez les idées religieuses, le sentiment chrétien du devoir envers soi-même et envers Dieu, jetez l’homme au milieu des mêmes tentations sans autre frein qu’une morale à sa convenance, n’êtes-vous pas effrayé, par la comparaison de la contrainte et des luttes du jeune Morus, de ce que va être la liberté de l’homme émancipé de la religion ? Si les choses ne se refont pas, on peut du moins les regretter et soupirer après une loi nouvelle qui remplace les lois détruites.

Cependant le jeune homme allait être vaincu. Deux manières de finir s’offraient toujours à lui, le couvent et le mariage. Le couvent répugnait à sa conscience ; il y aurait été dégoûté ou peut-être tenté par le mauvais exemple. Le mariage lui souriait, quoiqu’il eût fait des épigrammes contre les femmes ; il se sauva du libertinage dans une sainte union. Cette union même fut un acte de délicatesse chrétienne. Sir Colt, gentleman d’Essex, avait deux filles ; Morus, qui s’était d’abord épris de la cadette, pensa que ce serait une peine amère et une sorte de déshonneur pour l’aînée de se voir préférer sa sœur ; il reporta toute son affection sur elle, et l’épousa[2].

Le mariage l’avait enlevé à la vie contemplative. Il fallut enfin prendre un état. Le jeune ménage n’était pas riche, et les enfans allaient venir. Morus, par le conseil de son père, dont il faisait toutes les volontés depuis son enfance, étudia le droit, et se destina au barreau. Quatre années se passèrent dans de fortes études mêlées de pratique. Quoique marié, et tous les ans père d’un nouvel enfant, Morus avait gardé dans l’intérieur de sa maison les habitudes de chrétien austère : il était sobre, se contentait d’un plat à ses repas, buvait de la bière au lieu de vin, et poussait la négligence dans ses vêtemens jusqu’à sortir dans la rue avec des chaussures

  1. Life of sir Th. More, by his grandson, p. 21
  2. Life of sir Th. More knight, by his grandson.