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était supérieure à toutes les autres, et la seule vraie ; que tout autre culte n’était qu’une profanation, et ses sectateurs que des sacriléges et des impies dignes du feu éternel. Comme il remplissait la place publique de ces clameurs, on le saisit, non comme coupable de mépris pour les religions d’Utopie, mais comme agitateur du peuple, et on l’exila. Ce fut un des premiers soins d’Utopus, en prenant possession de l’île, d’ordonner que chacun serait libre dans ses croyances, et qu’on ne pourrait y amener les autres que par les voies de la douceur et de la persuasion. Il pensa que c’était un acte absurde et insolent d’imposer à tout le monde, par la force et les menaces, la croyance d’un seul, alors même que cette croyance serait la seule vraie, et toutes les autres vaines et mensongères. Mais il prévit que, pourvu que les choses se fissent par la raison et la modération, la force de la vérité finirait quelque jour par l’emporter. C’est pourquoi il laissa chacun libre de croire à ce qu’il voudrait[1]. »

Telles sont les principales idées de ce livre, si goûté à l’époque où il parut, si oublié maintenant. Était-ce une critique exacte des gouvernemens, de la société, des mœurs, de l’ardeur religieuse de cette époque ? Chacune des félicités que Morus prête à l’île fortunée d’Utopie est-elle une contre-vérité eu égard à ses contemporains ? Non. L’Utopie est comme tous les livres de ce genre, comme la république de Platon, comme la Salente de Télémaque, une création où il y a plus de fantaisie que d’intention critique. On pourrait, à l’aide d’une analyse ingénieuse, quoique fort conjecturale, faire deux parts dans ces républiques en l’air, celle des allusions satiriques aux choses contemporaines, et celle des développemens de pure fantaisie. Mais vouloir donner à tout un sens ironique et profond, et trouver à toute force un mécontentement amer sous chaque détail fantastique, un vœu de réforme sous chaque peinture d’un bien impossible, et la préméditation de la raison sous toutes les rêveries de l’imagination, ce serait une

  1. J’ai cité ce passage, parce que les idées de tolérance qu’on y remarque, et que sans doute Thomas Morus ne prêtait pas à son héros imaginaire sans en être pénétré lui-même, ont été opposées, comme une contradiction déplorable, à la conduite de Morus devenu chancelier. Nous verrons plus tard ce que ce grand homme garda de ces idées, et ce qu’il en abandonna.