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JOCELYN.

Le Sommeil t’a donné son pouvoir sur les songes,
Mémoire ; tu les fais vivans et les prolonges ;
Ce que tu sais aimer, est-il donc loin de nous ?


Lamartine réfléchit volontiers les objets en sa poésie, comme une belle eau de lac, parfois ébranlée à la surface, réfléchit les hautes cimes du rivage ; Wordsworth est plus difficile à suivre à travers les divers miroirs par lesquels il nous donne à regarder sa pensée. Aussi l’un est populaire, relativement à l’autre qui a eu peine à se faire accepter, à se faire lire. Jocelyn, parlant aux enfans du village, ou à ses paysans, trouve de faciles et saisissables paraboles ; le poète de Rydal-Mount a plutôt le don des symboles : voilà en deux mots la différence[1]. Dans son dernier recueil, Wordsworth, comme Lamartine, se montre accessible aux progrès futurs de l’humanité ; et à son âge, et poète comme il est de la poésie des bois, des lacs, de la poésie volontiers solitaire, son mérite d’acceptation est grand. Il a fait un majestueux sonnet à propos des paquebots à vapeur, canaux et chemins de fer, tous ces Mouvemens et ces Moyens, comme il les appelle, qui, entachant passagèrement les graces aimables de la Nature, sont pourtant avoués d’elle, et reconnus sous leur fumée comme des enfans légitimes, gages de l’art et de la pensée de l’Homme ; et le Temps, le Temps saturnien, toujours jaloux, joyeux de leur triomphe croissant sur son frère l’Espace, accepte de leurs mains hardies le sceptre d’espérance qu’ils lui tendent, et leur sourit d’un grave et sublime sourire. On sent dans ce magnifique sonnet ce qu’il en coûte à la noble muse druidique des bois, à la muse des contemplations et des superstitions solitaires, pour saluer ainsi ce qui ravage déjà son empire et la doit en partie détrôner ; c’est presque une abdication auguste : je m’en attendris comme quand Moïse a sacré Josué et salue le nouvel élu du Tout-Puissant, comme quand Énée, par ordre du Destin, s’arrache à la Didon aimée, pour fonder la ville inconnue. Il obéit, il se hâte, mais il pleure, lacryrmæ volvuntur inanes. Ces pleurs, amère et vaine rosée, à la face du héros

  1. Un de nos amis qui vit en Bretagne, et qui a voué au poète anglais un culte singulier, M. Morvonnais, a fait sur ses œuvres un travail d’analyses, de traductions en vers et de considérations philosophiques, dont la publication nous semble fort à désirer pour une plus ample divulgation parmi nous de cette rare et haute poésie.