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le serpent qui ronge les racines de l’arbre, et les quatre cerfs qui viennent en manger les feuilles et les bourgeons.

Un jour, la haine qui existe entre les dieux et les mauvais génies éclatera, et le monde sera abîmé dans cette lutte des deux puissances. Il y a pour ce temps de calamité des pronostics annoncés par les poètes : trois longues années d’un continuel hiver, puis trois années de combats sanglans. L’égoïsme et l’avarice s’emparent de l’esprit des hommes ; les amis se trompent ; les frères égorgent les frères ; il n’y a plus de lien de famille, plus de dévouement, plus de vérité. La terre est livrée aux passions les plus effrénées, à la haine, à l’anarchie. Alors arrivent les ennemis des dieux : Loki, l’esprit du mal ; et le serpent né de Loki, qui de son corps monstrueux entoure la terre comme un anneau ; et Surtur, l’irréconciliable antagoniste des Ases ; et le loup Fenris, dont les mâchoires en s’ouvrant touchent à la terre et au ciel. Le Naglfar flotte sur les eaux[1]. La terre tremble, les rochers se fendent, les arbres tombent, les hommes meurent, la mer rompt ses digues, se répand à travers l’espace, et le ciel se déchire. Les dieux s’avancent contre les ennemis. Chacun choisit son adversaire ; chacun emploie dans ce combat effroyable tout ce qu’il a de force, de prévoyance et de fermeté. Thor écrase de son marteau la tête de la vipère ; mais il s’abîme dans le venin qu’elle a répandu. Tyr s’attaque au chien Garnir, et tous deux succombent après une lutte acharnée. Le loup Fenris engloutit Odin dans ses entrailles. Vithus tue le loup ; mais Surtur embrase le monde. Le soleil devient noir ; la terre s’abîme dans la mer, la flamme, la fumée de l’incendie s’élèvent jusqu’au ciel ; les étoiles se détachent de leur place, et le ciel tombe[2].

Le monde est détruit : le monde renaît. Du milieu des flots surgit une création toute jeune, une terre couverte de fleurs et de verdure. Les jours sont beaux comme à l’âge d’or. L’homme n’a plus besoin d’arroser

  1. Le Naglfar est un vaisseau construit tout entier avec les ongles des morts. La mythologie allemande voulait sans doute exprimer par là la longue durée du monde. Que de siècles il fallait pour construire un tel vaisseau !
  2. Edda de Saemund, Volu-Spa.

    La même image se trouve dans un poème de Gonzalo de Bercea (XIIIe siècle) :

    Non sera el docena quien lo ose catar
    Ca veran por el cielo grandes flamas volar ;
    Veras a las estrellas caer de su logar
    Como caen las fojas quant caen del figar.

    (Viardot, Études sur l’Espagne, p. 121).