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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/10

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REVUE DES DEUX MONDES.

Chelsea, et à se retirer chacun dans leur maison. Morus y consentit. La séparation se fit sans refroidissement. Les enfans continuèrent à venir voir leur beau-père dans sa maison, veuve de la famille qui l’animait, et dégarnie de tous ses meubles. Morus les avait vendus pour une somme de cent livres qu’il joignit à son revenu.

Quand il se vit seul dans cette maison désolée, il fut accablé un moment de toutes les terreurs de la solitude. Les premières nuits qu’il passa, non plus dans le lit séparé du chancelier, mais dans le lit commun, à côté de sa femme, furent pleines de trouble et de larmes. La chair, pour parler sa langue chrétienne, prenait le dessus sur l’esprit. Morus avait une grande appréhension de toutes les douleurs physiques, et surtout de la plus terrible et de la dernière de toutes, la mort. Il connaissait le roi ; il savait que sa tête allait être de moindre prix, n’étant plus couverte du bonnet de chancelier, et qu’aux yeux d’un tel prince, une disgrace recherchée était un plus grand crime qu’une disgrace reçue. Il n’avait pu retirer du monde que sa personne, il y avait laissé sa renommée, et il comprenait bien que c’était moins sa personne que sa renommée qui pouvait faire du mal au roi. L’homme qui, pour une ville de France, aurait fait tomber la tête d’un favori, pour la possession d’une maîtresse ménagerait-il une tête disgraciée ? Au bout de toutes ses perplexités, Morus voyait donc la mort, et tout son être frémissait, car, ainsi qu’il l’avouait lui-même, il aurait eu peur d’une chiquenaude[1]. Cependant l’ardeur de la prière finit par l’endurcir. À force d’exaltation religieuse, il en vint à ne plus craindre la mort ; plus tard, il la désira.

Toutes ses conversations avec ses enfans roulaient sur ce sujet. Il avait besoin d’en parler sans cesse, soit pour tromper la nature, qui a de si fréquens retours même chez les hommes les plus héroïques, soit pour y préparer peu à peu sa famille. Il les entretenait des joies ineffables du ciel et des peines de l’enfer, des vies des saints martyrs, de leur patience merveilleuse, et de leurs morts souffertes pour ne pas offenser Dieu ; il leur disait combien il était glorieux, pour l’amour de notre Seigneur Jésus-Christ, d’endurer la prison, la perte des biens et de la vie ; puis, quand il avait monté tout le monde par ces paroles ardentes, quittant les généralités, il s’ou-

  1. The life of Thomas Morus, by his grandson, p. 204